Logiciels libres et formats ouverts pour l'accessibilité citoyenne

 

Benoît Sibaud1

 

Les logiciels libres se distinguent des logiciels dits propriétaires en ceci qu’ils offrent aux utilisateurs la liberté de les exécuter, copier, distribuer, étudier, modifier et améliorer. On comprend dès lors pourquoi dans les administrations et les collectivités locales, les annonces de migration vers les logiciels libres et les formats ouverts2 se succèdent semaine après semaine. Selon une étude récente3, la France est « un des pays les plus friands de logiciel libre avec l'Allemagne et le Japon ». Les logiciels libres, étroitement liés aux formats ouverts, ne sont pas seulement un sujet pour les spécialistes de l'informatique ou un nouveau domaine pour juristes. On verra ici qu’ils présentent aussi un caractère politique (au sens « vie de la cité ») et jouent un rôle essentiel pour les citoyens et pour la démocratie à l'ère numérique.

I Le logiciel libre favorable à la démocratie

Richard Stallman est considéré comme le père de l'informatique libre. C’est lui qui fonde la Free Software Foundation4 en 1983, le projet de système d'exploitation entièrement libre GNU5 en 1984 et formalise le concept de logiciel libre. Il recourt régulièrement lors de ses conférences à la devise française « Liberté, égalité, fraternité » pour décrire le logiciel libre : Les licences couvrant ce type de logiciels offrent en effet la liberté de faire des copies, de diffuser des copies, de donner des copies aux autres, amis, collègues, inconnus, mais aussi les libertés de faire des changements pour que le logiciel serve à vos propres besoins et de publier des versions améliorées telles que la société en reçoive les bienfaits. De façon très égalitaire, tout le monde possède les mêmes libertés en utilisant le logiciel. Et bien sûr la philosophie sous-jacente encourage tout le monde à coopérer et à s'entraider, fraternellement. Ces caractéristiques correspondent aux valeurs associées à l'idée de démocratie même si stricto sensu celle-ci recouvre seulement la souveraineté appartenant au peuple.

 

De manière générale, la philosophie mentionnée ci-dessus est considérée comme bénéfique pour toute l'humanité. Ainsi Abdul Waheed Khan, du département Communication et information de l'UNESCO, s’exprimant au nom du directeur général Koïchiro Matsuura en 2003, écrit :  « L'UNESCO a toujours encouragé l'extension et la diffusion de la connaissance et reconnaît que dans le domaine du logiciel, le logiciel libre diffuse cette connaissance d'une manière que le logiciel propriétaire ne permet pas. L'UNESCO reconnaît aussi que le développement du logiciel libre encourage la solidarité, la coopération et le travail communautaire entre les développeurs et les utilisateurs des nouvelles technologies. »6 De même Joseph Stiglitz, prix Nobel d'économie, déclarait lors d'une entrevue pour le quotidien Libération en septembre 20067 que « Le libre accès au savoir ­ les tenants de l'architecture ouverte, comme Linux ou Mozilla8 le savent ­ tient du bien public mondial ! »

 

En dehors des aspects philosophiques ou éthiques, le mouvement du logiciel libre est aussi un exemple de coopération à grande échelle tant au niveau local, national ou international. Ce mouvement rassemble à la fois de nombreux groupes locaux d'utilisateurs, des associations nationales de promotion du logiciel libre, des associations sectorielles autour de l'éducation, des administrations et collectivités territoriales, des équipes réunies autour de projets de développement, des fondations à vocation internationale, etc. Il génère un fort tissu associatif (associations déclarées ou informelles). Ces communautés utilisent massivement Internet pour communiquer et échanger entre elles ; Internet et les logiciels libres fonctionnent d'ailleurs en symbiose, le développement des seconds s'effectuant par le réseau, et ledit réseau recourant majoritairement à du logiciel libre et des formats ouverts pour son infrastructure (notamment une large majorité des serveurs du réseau : courriel, gestion des noms de domaine, web, etc.). La communauté des développeurs du système d'exploitation Debian GNU/Linux représente ainsi plus de 2000 personnes réparties sur la planète9 et bien plus encore d'utilisateurs. Pour son fonctionnement, ce projet met en place une vraie organisation avec un leader, un comité technique, etc., une constitution décrivant le projet, son fonctionnement et ses objectifs, et des votes réguliers sur ses évolutions. Dit autrement, ce projet a mis en place une mini-démocratie à l'échelle mondiale. Notons par ailleurs sur le sujet l'existence de l'expérience en logiciel libre Demexp10 qui vise à fournir un outil pour une démocratie directe à grande échelle.

 

Par ailleurs les logiciels libres offrent deux qualités associées à la démocratie : la transparence et l'indépendance. Techniquement il est possible de savoir comment fonctionnent les logiciels libres, d'avoir accès à leur code source, l'équivalent informatique d'une recette culinaire, décrivant la suite d'opérations élémentaires qui définissent le logiciel. La compréhension (ou pour la plupart des non-informaticiens, la simple possibilité de comprendre, de faire étudier par un spécialiste ou de se faire expliquer) des arcanes du logiciel, et l'utilisation de formats ouverts apportent une vraie transparence technique, offrant une réelle garantie d'interopérabilité11, susceptible de donner aux citoyens une confiance dans leur relation numérique avec l'État par exemple. D'autre part, le développement des logiciels libres apporte une indépendance vis-à-vis des gouvernements, des entreprises, des groupes politiques, etc. : ce n'est pas une seule entité qui contrôle l'évolution de l'outil ou conserve jalousement des secrets sur son fonctionnement, mais bien une communauté qui prend les décisions et fait les choix. D'ailleurs, plus cette communauté est composée d'intérêts divergents (collaboration inter-États, entreprises concurrentes, etc.), plus l'indépendance est garantie, et plus les citoyens, mais aussi les gouvernements (sécurité nationale, guerre économique, etc.) et les entreprises (concurrence économique, etc.) peuvent faire confiance à l'outil, au présent et au futur.

 

II Vie privée et liberté d'expression

Une majorité des communications sur Internet12 se fait avec des logiciels libres, à la fois côté cuisine (serveurs de noms (DNS)13, serveurs de temps14, routeurs15, etc.) et côté salle (serveurs web16, de fichiers (FTP)17, de courriel18, discussion instantanée19, forums de discussion (NNTP)20, messagerie instantanée21, blogs22, wikis23, gestion de contenus24, transferts sécurisés25, échanges de fichiers26, etc.). La symbiose des logiciels libres et des formats ouverts avec le réseau des réseaux est ici largement mise en évidence. Par ailleurs l'utilisation de logiciels libres est aussi de plus en plus fréquente dans le domaine de l'embarqué, en particulier dans la téléphonie mobile et les assistants personnels numériques. Le mouvement du logiciel libre a développé de très nombreux outils pour couvrir ses besoins de communication et d'échange au niveau planétaire. Ces outils couvrent tous les types de média, synchrones ou asynchrones, organisés ou non, centralisés ou non, avec ou sans confidentialité, etc.

Outre qu’ils favorisent la liberté d'expression en lui donnant de multiples moyens de s'exercer, les développeurs de logiciels libres sont aussi très attachés à sa protection et à la défense de la vie privée. Les solutions libres précédemment évoquées de chiffrement des données et des communications préservent en effet les échanges (commerciaux, privés, etc.). Notons que ces solutions sont aussi bien utilisées par les citoyens des pays démocratiques27 que par les opposants dans les pays les moins démocratiques, pour leur propre sécurité. Dans ce dernier cas, ils ont souvent recours à des réseaux de mandataires qui permettent de contourner la censure ou simplement d'accéder anonymement à des contenus en ligne28. L'anonymat et le pseudonymat sont d'ailleurs souvent défendus par les auteurs de logiciel libre. C’est là une conséquence logique de leur attachement à la protection des données personnelles : inutile de dévoiler des informations privées si ce n'est pas nécessaire. Les sites web liés au logiciel libre ne nécessitent souvent pas d'authentification et même dans ce cas un pseudonyme ou une adresse de courriel quelconques sont la plupart du temps suffisants.

 

Côté atteintes à la vie privée, notons aussi l’existence des logiciels espions (espiogiciels ou « spyware »). Ces logiciels dont la fonction est de surveiller les habitudes de leur victime et de collecter des informations sur celle-ci, n'existent pas (ou pas longtemps) dans le monde du logiciel libre. Qui voudrait être surveillé à des fins le plus souvent marketing, de manière consciente et en ayant la possibilité de se soustraire à cette surveillance ? Très rapidement, un développeur retirerait de l'hypothétique espiogiciel libre ses fonctions d'espion et diffuserait la version assainie... L'accès au code source et l'utilisation de protocoles ouverts permettent de détecter plus rapidement d'éventuelles fuites d'information que lors de l'utilisation de logiciels propriétaires. Surtout, ils offrent la possibilité de les contrer dès la détection. Leur suppression ne nécessite pas de faire une demande à un éditeur, qui l'évaluerait en fonction de son intérêt économique, de ses priorités, pour éventuellement refuser de la corriger ou la corrigerait quelques mois ou années plus tard. Quand bien sûr ce n'est pas l'éditeur lui-même qui a mis le ver dans le fruit. Ainsi certains fabricants d'imprimante ont dissimulé des logiciels « d'analyse clientèle » dans des pilotes propriétaires d'imprimantes29. Ils sont même allés encore plus loin en ajoutant sur les documents imprimés des points microscopiques permettant de tracer l'origine du document30...

 

Le problème est encore plus grave lorsqu'il ne s'agit pas seulement de récupérer des informations personnelles mais bien d'avoir un contrôle de l'ordinateur de la victime. Ainsi le gestionnaire de base de données propriétaire Interbase était livré avec des codes d'accès par défaut31. Ces codes permettent à leurs concepteurs d'accéder aux données et aux serveurs concernés. Pendant six ans, cette faille de sécurité est passée inaperçue, ce logiciel propriétaire étant une boîte noire pour les utilisateurs. Lorsque l'éditeur par la suite a ouvert le code source du logiciel et l'a placé sous une licence libre, la faille a été découverte et corrigée au cours d’un audit du code. Ce genre de portes dérobées (« backdoor » en anglais) peut aussi parfois arriver avec du logiciel libre (voir par exemple les cas du client de discussion instantanée irssi et du noyau Linux32) mais elles sont alors le plus souvent rapidement détectées et retirées, comme le montre justement les exemples cités.

 

Le pire exemple d'intrusion dans la vie privée et de contrôle de l'utilisation est celui du « Sony Rootkit »33. En 2005, Sony BMG Music installe à la première écoute de certains de ces CD sur un système Microsoft Windows un programme qui reste sur l'ordinateur, contrôle tous les accès au lecteur CD et impose diverses limites à l'utilisation privée. Très difficile à désinstaller, ce programme non seulement se dissimule mais aussi se comporte comme un « rootkit », c'est-à-dire un programme permettant à un intrus de maintenir dans le temps un accès frauduleux à un système informatique. Il a été montré que ce logiciel propriétaire sournois créait aussi des failles de sécurité sur la machine. Cela a ainsi obligé la major à fournir un correctif, qui s'est révélé défectueux et porteur de nouvelles failles, le tout accompagné d'une communication désastreuse... Cet exemple de logiciel propriétaire malveillant illustre particulièrement le type de menaces que des boîtes noires logicielles font peser sur la vie privée et la liberté d'expression (et donc à partir de là sur la démocratie).

 

Les logiciels libres comme les logiciels propriétaires ne sont pas exempts de bogues et de failles de sécurité. Par contre ils peuvent être audités par des personnes compétentes, scrutés par de nombreux yeux, et surtout ils peuvent être corrigés immédiatement, soit avec un correctif temporaire ou un palliatif, soit avec une correction complète de la faille, par toute personne compétente. Il n'y a donc pas à attendre le bon vouloir d'un éditeur, qui sera ou non intéressé par la correction du problème, à plus ou moins long terme.

 

Relations entre le citoyen et les administrations et collectivités

Un autre aspect essentiel des technologies de l'information et de la communication vis à vis de la démocratie concerne les relations entre le citoyen et les administrations et collectivités. Les deux notions clés sont alors l'accessibilité et l'égalité entre les citoyens. Tous les citoyens doivent pouvoir accéder aux informations, formulaires, documents mis en ligne par les administrations, etc. Il ne peut y avoir de discrimination pour cause de handicap visuel, auditif, etc. Selon la loi du 11 février 2005 « Les services de communication publique en ligne des services de l'État, des collectivités territoriales et des établissements publics qui en dépendent doivent être accessibles aux personnes handicapées. »34 Et bien entendu cette non-discrimination s'applique aussi aux conditions d'accès à ces sites et informations. De ce point de vue, il ne peut être question d'imposer l'acquisition d'un logiciel d'une marque donnée pour y accéder. Ainsi un site public ne devrait pas pouvoir exiger que le citoyen y accède avec un système d'exploitation donné ou avec un navigateur web donné ; les formulaires publics ne devraient pas imposer l'utilisation d'une suite bureautique donnée ; etc.. Ces exigences démocratiques impliquent le recours à des formats ouverts, utilisables par tous les logiciels, et une nécessité de toujours veiller à préserver l'interopérabilité35. Un contre-exemple fameux concerne les victimes états-uniennes de l'ouragan Katrina qui se sont vues imposées le choix d'un navigateur propriétaire pour pouvoir se déclarer sur un site fédéral36.

 

De très nombreuses annonces viennent régulièrement réaffirmer ces nécessités : le ministre norvégien de la modernisation déclarait en 2005 que « les formats propriétaires ne sont plus acceptables dans la communication avec le gouvernement »37 ; en France en mars 2006, le parti des Verts adoptait une motion pour « Développer l’utilisation des standards ouverts et des logiciels libres »38 ; le Danemark prenait en juin 2006 une résolution sur les standards ouverts39 ; en Belgique au même moment, « le Conseil des ministres a approuvé la note sur l'utilisation de standards ouverts pour la confection et l'échange de documents bureautiques. »40  ; en septembre 2006, l'État du Kerala en Inde a indiqué vouloir briser la domination de Microsoft en promouvant les logiciels libres41 ; etc.

 

Pour revenir sur le cas de la France, le projet gouvernemental  ADELE « ADministration ELEctronique 2004/2007 »42 prévoit de se tourner vers les logiciels libres et les formats ouverts. D'importantes migrations ont d'ailleurs été réalisées notamment au ministère de l'industrie, de l'économie et des finances43 et dans la gendarmerie - qui a choisi le navigateur Firefox, le logiciel de courriel Thunderbird et la suite bureautique OpenOffice.org44. Et « les postes micro-informatiques des députés seront dotés de logiciels libres à compter de la prochaine législature. »45

 

N'oublions pas par ailleurs que si les choix de l'État et des collectivités territoriales se répercutent du côté des citoyens, ils se retrouvent aussi du côté de toutes les entreprises qui doivent dialoguer avec ces institutions. Ainsi lorsqu'il est fait le choix des formats ouverts pour les formulaires bureautique dédiés aux entreprises ou pour collecter la TVA ou les candidatures aux appels d'offre, ces bonnes pratiques sont de fait transmises aux sociétés.

   

Autre élément important dans la relation avec le citoyen : la ou les langue(s) nationale(s). Celle(s)-ci soude(nt) la nation. Il est donc normal que l'État permette l'accès à ses services dans ces différentes langues officielles. Alors que les logiciels propriétaires ne permettent pas de rajouter simplement de nouvelles traductions (il faut que l'éditeur trouve le marché suffisamment rentable pour envisager une nouvelle régionalisation pour son logiciel), les logiciels libres sont aisément adaptables par tout un chacun (citoyen, entreprise ou administration). Ainsi la suite pour Internet Mozilla (comprenant notamment un navigateur web et un logiciel de courriel) peut être utilisée avec une interface en luganda, grâce aux efforts cumulés d’une petite équipe de huit personnes sur quelques mois46 ; l’initiative Translate.org.za a traduit des logiciels libres dans les onze langues officielles de l’Afrique du Sud ; OpenOffice.org est disponible en basque, en swahili ou en lituanien47 ; etc.

 

Il convient enfin de noter le statut particulier des données produites par les administrations, financées avec de l'argent public. Aux États-Unis, les données produites par une agence gouvernementale entrent, sauf exception de confidentialité par exemple, dans le domaine public à leur création, ce qui rend disponible pour tout usage une quantité colossale de données variées (cartographiques, météorologiques, photographiques, statistiques, etc. en provenance de la NASA, de la CIA, de la National Oceanic and Atmospheric Administration, etc.). A contrario en France, les données produites par des établissements publics administratifs comme par exemple Meteo-France ou l'Institut Géographique National (IGN) sont jalousement gardées, et l'accès revendu au citoyen.

Limitations et menaces

Si les logiciels libres et les formats ouverts sont favorables à la démocratie, protègent la vie privée et améliorent l'accessibilité citoyenne, ils ont aussi montré certains travers de nos institutions.

 

Ainsi, le projet de directive européenne sur la brevetabilité des logiciels, des algorithmes et des méthodes d'affaires48, rejetée en juillet 2005 par une large majorité de députés, fut très largement suivi et couvert par le mouvement du logiciel libre. Ce projet a mis au jour un texte écrit par les lobbyistes d'une des tentacules de Microsoft49. Il a été suivi de diverses tentatives de faire passer en force un texte sur les nouvelles technologies durant plusieurs conseils sur l'environnement ou l'agriculture et la pêche, des débats douteux durant un conseil compétitivité en mai 2004. Le tout avec une position extrémiste du conseil européen, pendant que l'Office Européen des Brevets continuait à ne pas respecter la loi50... Outre le rejet final du texte, le débat a été malgré tout l'occasion d'une mobilisation inédite de citoyens qui ont massivement contacté leurs députés par voie électronique ou papier et qui se sont pour une fois intéressés très largement à l'élaboration de loi au niveau européen.

 

De même la transposition en France de la directive européenne sur le droit d'auteur (loi DADVSI51) a été l'objet d'un très vif intérêt pour de nombreuses personnes, aussi bien sur place dans les tribunes de l'Hémicycle que via les retransmissions des débats sur Internet. Là encore le mouvement du logiciel était particulièrement actif sur le dossier52 : il a ainsi pu constater des pratiques peu flatteuses pour la démocratie, comme par exemple une tentative de passer un texte ayant une portée considérable en urgence (donc sans large débat) et en catimini à la veille des fêtes de fin d'année, un groupe parlementaire de la majorité aux ordres du gouvernement, des marchands présents jusqu'à la porte de l'Hémicycle53, des piles d'amendements de dernière minute, des lobbyistes omniprésents54, allant jusqu'à faire du chantage à certains députés55, un ministre de la culture qui ne tient pas sa promesse sept fois répétée56, etc. Ce cafouillage législatif qualifié de « bug »57 a débouché, après la décision du conseil constitutionnel, sur un texte bien plus répressif que ce que promettaient le ministre Donnedieu de Vabres et le rapporteur Vanneste. Si ce débat a été l'occasion d'entendre maintes fois les députés et sénateurs vanter le logiciel libre, l'interopérabilité, les formats ouverts et leur importance, il aura néanmoins laissé un goût amer au sens démocratique de ceux qui l'ont suivi.

 

Ces deux exemples illustrent bien le fait que le mouvement du logiciel libre, s'intéressant particulièrement aux questions concernant l'immatériel et proposant des solutions économiques et juridiques différentes, est en pointe sur les questions législatives (droit d'auteur, brevets, etc.). Il a par ailleurs inspiré d'autres réflexions autour de la documentation libre, de la musique, des oeuvres numériques, du matériel, etc58.

 

Ceci étant, le logiciel libre connaît malgré tout un certain nombre de freins. Citons par exemple les abus de position dominante de Microsoft (poursuites « antitrust » aux  États-Unis, en Europe, en Corée, etc.59), les volontés de plus en plus grandes de filtrer Internet ou les pratiques illégales de vente liée/forcée (les ordinateurs sont vendus avec des logiciels préinstallés - qualifiés de racketiciels60 -, que l'utilisateur paye même si le détail des coûts n'est pas fourni, au mépris de la législation61).

 

Parmi les menaces les plus insidieuses, il convient de prendre en compte  toutes celles visant à contrôler les usages, comme les mesures techniques de protection ou dispositifs de contrôle de l'usage (« Digital Rights/Restrictions Management ») l'informatique dite de confiance/défiance (suivant le point de vue) et son contrôle des microprocesseurs. Ces menaces n'inquiètent d'ailleurs par seulement le mouvement du logiciel libre : en janvier 2003, le député français Bernard Carayon indiquait dans un rapport parlementaire sur l’intelligence économique que « ces fonctionnalités pourraient également permettre à des personnes malintentionnées ou des services de renseignement étrangers, de disposer d’un moyen de contrôler à distance l’activation de tout ou partie des systèmes à l’insu de leurs utilisateurs »62. Ce que confirmait quelques mois plus tard un général de l'armée française en ajoutant que « les conséquences de ces innovations peuvent être extrêmement lourdes, autant en termes économiques qu'en termes de souveraineté des États ou de libertés individuelles ».63 Et en 2006, le député français Pierre Lasbordes a été encore plus clair dans son  rapport sur la sécurité des systèmes d'information remis au Premier Ministre affirmant que « pour certains ces limitations d'usage sont justifiées par le développement du commerce électronique et la gestion sûre des droits de propriété intellectuelle. Mais en restreignant les droits des utilisateurs, NGSCB (Next Generation Secure Computing Base)64, donne un droit de regard aux constructeurs de matériels et de logiciels, de l'usage fait des ordinateurs personnels.

Cette émergence d'une informatique de confiance conduirait un nombre très limité de sociétés à imposer leur modèle de sécurité à la planète, en autorisant ou non, par la délivrance de certificats numériques, des applications à s'exécuter sur des PC donnés. Il en résulterait une mise en cause de l'autonomie des individus et des organisations (restriction des droits de l'utilisateur sur sa propre machine). Cela constitue une menace évidente à la souveraineté des États. »65

 

Tout ceci n'est pas sans rappeler la conclusion du fameux article de Ken Thompson « Reflections on Trusting Trust »66 : « La morale est évidente. Vous ne pouvez pas avoir confiance dans un logiciel que vous n'avez pas totalement écrit vous-même ». Et à l'heure actuelle il convient de se méfier du matériel aussi.... C'est d'autant plus important de garder ce point à l'esprit que le vote électronique s'étend peu à peu, avec son lot de ratés, d'ordinateurs de vote défectueux ou aisément falsifiables, etc.67. Pourtant le « e-vote » est actuellement fait avec des systèmes logiciel et matériel opaques, non vérifiables, et surtout pas par le citoyen, puisqu'il faut être spécialiste en informatique et en cryptographie pour comprendre les bases de leur fonctionnement. Ce qui conduit à un défaut de contrôle par les citoyens du déroulement des élections, avec tous les risques que cela comporte pour la démocratie. Sans oublier que le vote électronique concerne tout à la fois les élections politiques, les votes des conseils d'administration d'entreprises ou les élections professionnelles. Et ici le recours au logiciel libre n'est pas la solution ultime. S'il s'agit bien d'une condition nécessaire (pour la transparence, l'auditabilité et le contrôle citoyen), cela n'est en rien une condition suffisante : comment garantir que c'est bien le logiciel prévu qui s'exécute ? Comment garantir que l'ordinateur de vote ne fait que des additions ? L'ordinateur de vote peut-il afficher un vote et enregistrer autre chose ? Etc. Toutes ces interrogations légitimes autour du vote électronique sont loin d'avoir trouvé des réponses satisfaisantes, et il conviendrait d'avoir une vraie réflexion sur le sujet avant de jouer à l'apprenti-sorcier avec la démocratie.

Conclusion

Les qualités du logiciel libre et des formats ouverts, et l'écosystème associé, ont montré le rôle qu'ils pouvaient jouer pour la démocratie et l'accessibilité citoyenne. Ce n'est pas un hasard si semaine après semaine les migrations sont annoncées dans la sphère publique. En valorisant la liberté, en renforçant l'égalité entre les citoyens et en encourageant la fraternité et la collaboration, logiciels libres et formats ouverts se révèlent essentiels.

Il s'agit bien ici de choix de société, de ce que les citoyens souhaitent et veulent et de ce qu'ils rejettent. Les affrontements en cours sont nombreux dans le domaine de l'immatériel, entre un monde où tout est possédé et un autre où l'information est partagée et enrichie. Les citoyens accepteront-ils des boîtes noires informatiques pour voter ou dialoguer avec l'État ? Toléreront-ils une administration électronique à différentes vitesses suivant les logiciels dont ils disposent chez eux ? Leurs données administratives seront-elles piégées dans des formats propriétaires fermés ? Voudront-ils plus d'interopérabilité, plus de liberté dans leurs choix technologiques ? La mutualisation des développements informatiques dans les différentes administrations et collectivités en logiciel libre ne serait-elle pas une bien meilleure utilisation de l'argent public ? La démocratie est et sera le reflet des compromis que les citoyens accepteront.

 

© 2007 Benoît Sibaud. La reproduction exacte et la distribution intégrale de cet article est permise sur n'importe quel support d'archivage, pourvu que cette notice soit préservée.

Article originellement publié dans le livre « La démocratie à l'épreuve de la société numérique », aux éditions Gemdev Karthala, ISBN : 978-2-84586-954-7, EAN13 : 9782845869547). Année de sortie : 2007.

1Benoît Sibaud est président de l'APRIL (Association pour la Promotion et la Recherche en Informatique Libre, http://www.april.org). Il a co-signé « Accord Microsoft/Unesco : Bill Gates à la conquête du Sud », tribune in Libération, 05/01/2005 http://www.liberation.fr/page.php?Article=265884 et le chapitre « Enjeux des logiciels libres face à la privatisation de la connaissance » du livre « Les Télécommunications, entre bien public et marchandise », éditions Charles Léopold Mayer, ISBN : 2-84377-111-0, paru en novembre 2005 http://april.org/articles/divers/enjeux-des-logiciels-libres-face-a-la-privatisation-de-la-connaissance.html.

2Selon la loi française pour la confiance dans l'économie numérique, n° 2004-575 du 21 juin 2004, article 4 « On entend par standard ouvert tout protocole de communication, d'interconnexion ou d'échange et tout format de données interopérable et dont les spécifications techniques sont publiques et sans restriction d'accès ni de mise en oeuvre. »

3Étude du cabinet Pierre Audoin Consultant, « Le logiciel libre: mythes & réalités », 2005

4Free Software Foundation http://www.fsf.org Pour la France, http://www.fsffrance.org

5Projet GNU http://www.gnu.org

6Réponse de l'UNESCO à une invitation aux Rencontres Mondiales du Logiciel Libre en 2002 - http://www.fsfeurope.org/projects/mankind/lsm2002/

7« Le libre accès au savoir tient du bien public mondial » par Christian Losson, le 13 septembre 2006 - http://www.liberation.fr/actualite/economie/204050.FR.php

8Deux exemples de logiciels libres : le noyau Linux http://www.kernel.org (ou par abus de langage le système d'exploitation GNU/Linux basé sur lui) et la suite Internet http://www.mozilla.org

9Liste des développeurs http://www.fr.debian.org/devel/people et leur emplacement sur une carte http://www.fr.debian.org/devel/developers.loc

10Expérience démocratique Demexp http://www.demexp.org

11« le fait que plusieurs systèmes, qu'ils soient identiques ou radicalement différents, puissent communiquer sans ambiguïté et opérer ensemble » selon l'encyclopédie libre et collaborative Wikipedia

12Voir notamment les statistiques sur les serveurs web de Netcraft http://survey.netcraft.com/

13Berkeley Internet Name Domain http://www.isc.org/index.pl?/sw/bind/, MyDNS http://mydns.bboy.net/, etc.

14Network Time Protocol http://www.ntp.org/

15Quagga http://www.quagga.net/, GNU Zebra http://www.zebra.org/, etc.

16Apache httpd http://httpd.apache.org/, Caudium http://caudium.net/, etc.

17vsftpd http://vsftpd.beasts.org/, proftpd http://proftpd.org, etc.

18sendmail http://sendmail.org, postfix http://postfix.org, exim http://exim.org, etc.

19de très nombreux clients et serveurs d'IRC (« Internet Relay Chat »)

20InterNetNews (INN) http://www.isc.org/index.pl?/sw/inn/

21Clients et serveurs autour de Jabber/XMPP http://www.jabber.org/ ou multiprotocole comme Gaim http://gaim.sourceforge.net/, etc.

22Dotclear http://www.dotclear.net/, WordPress http://wordpress.org/, etc.

23Mediawiki http://www.mediawiki.org/, Xwiki http://www.xwiki.org/, etc.

24Il y en a un très large choix http://en.wikipedia.org/wiki/Category:Open_source_content_management_systems

25OpenSSH http://openssh.org, GnuPG http://gnupg.org, GNU TLS http://www.gnu.org/software/gnutls/, etc.

26Clients P2P variés amule http://amule.org, mldonkey http://mldonkey.sourceforge.net/, etc.

27Pour la France, la Direction centrale de la sécurité des systèmes d'information (DCSSI) a autorisé le 12 juillet 2002 l'utilisation et l'importation des logiciels libres GnuPG version 1.0.7 et suivantes (autorisation n° 23295) et OpenSSL version 0.9.6d et suivantes (autorisation n° 23299). http://fsffrance.org/news/article2002-08-07.fr.html

28Réseau Tor de routage en oignon http://tor.eff.org/ par exemple

29Article ZDNet France du 17 novembre 2004  par Christophe Guillemin « Lexmark et Hewlett-Packard utilisent bien des logiciels "d'analyse clientèle" » http://www.zdnet.fr/actualites/telecoms/0,39040748,39183530,00.htm

30Article Electronic Frontier Foundation « Is Your Printer Spying On You? » décembre 2005

30    http://www.eff.org/Privacy/printers/

31Article Transfert.net du 12 janvier 2001 par Jean-Marc Manach « La base de données était backdoorée » http://www.transfert.net/a3504

32Alerte sécurité ISS du 25 mars 2002 « Compromise of hosting site of irssi IRC chat client could cause installation of a backdoor when downloaded » http://xforce.iss.net/xforce/xfdb/9176,

32Article KernelTrap du 5 novembre 2003 « Linux: Kernel "Back Door" Attempt »

32http://kerneltrap.org/node/1584, etc.

33Résumé de toute l'affaire « Sony Rootkit » sur Wikipedia http://en.wikipedia.org/wiki/Sony_rootkit

33http://en.wikipedia.org/wiki/2005_Sony_BMG_CD_copy_protection_scandal

34Loi française n° 2005- 102 du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées parue au Journal Officiel du 12 février 2005

35En France, il a été mis en place un « référentiel général d’interopérabilité » via l’Ordonnance n° 2005-1516 du 8 décembre 2005 relative aux échanges électroniques entre les usagers et les autorités administratives et entre les autorités administratives.

36Article Formats-ouverts.org du 16 septembre 2005 par Thierry Stoehr « Quand les standards ouverts comptent vraiment - Le cas Katrina »

36http://formats-ouverts.org/blog/2005/09/16/538-victimes-de-katrina-pour-vous-inscrire-vous-devez-avoir-le-bon-navigateur

37Article Andwest du 27 juin 2005 « Norwegian Minister: Proprietary Formats No Longer Acceptable in Communication with Government »

37http://www.andwest.com/weblog/tatle/agenda/2005/06/27/Norwegian_Minister_Proprietary_Standards_No_Longer_Acceptable_in_Communication_with_Government.html

38Motion des verts discutée et votée à l’unanimité le 19 mars 2006.

38http://comm.cultures.lesverts.fr/article.php3?id_article=48

39Article Groklaw du 2 juin 2006 « Denmark's Resolution on Open Standards »

39http://www.groklaw.net/article.php?story=20060602210610876

40Communiqué « Standards ouverts » du Conseil des ministres en Belgique du 23 juin 2006     http://presscenter.org/repository/news/432/fr/432d0130470a88df1105dda38d1282b0-fr.pdf

41Article IndiaTimes du 1er septembre 2006 « Kerala aims to break Microsoft dominance »

41http://infotech.indiatimes.com/Kerala_aims_to_break_Microsoft_dominance/articleshow/1947888.cms

42Analyse de projet ADELE http://april.org/articles/divers/adele.html

43Article Journal du Net du 2 janvier 2006 par Antoine Crochet-Damais « Capgemini, Linagora et Bull accompagnent la migration du Minefi vers le libre » http://solutions.journaldunet.com/0602/060202_minefi.shtml

44Article Formats-Ouverts.org du 2 janvier 2006 par Thierry Stœhr

44http://formats-ouverts.org/blog/2006/01/02/665-la-gendarmerie-la-bureautique-le-navigateur-et-les-formats

45Communiqué de presse de l'Assemblée Nationale du 22 novembre 2006

45« Logiciels libres à l'Assemblée nationale »

45http://www.assemblee-nationale.fr/presse/divisionpresse/m01.asp

46Article LinuxPlanet du 13 septembre 2004 « Ugandan Mozilla Highlights Power of OSS Translation » http://www.linuxplanet.com/linuxplanet/interviews/5567/1/

47Support multilingue d’OpenOffice.org http://l10n.openoffice.org/languages.html

48Directive européenne COM 2002/0047 (COD) sur la brevetabilité des inventions mises en oeuvre par ordinateur

49Communiqué de presse Alliance Eurolinux du 19 février 2002 « Découverte d'une collusion entre la BSA et la Commission Européenne » http://petition.eurolinux.org/pr/fr/pr17.html

50Voir la rétrospective 2004 sur la brevetabilité du logiciel publiée par l'APRIL http://april.org/articles/divers/retro2004/retrospective.html

51Loi française n° 2006-961 du 1er août 2006 relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information

52Dossier DADVSI de l'APRIL http://april.org/groupes/dadvsi/

53Article ZDNet du 21 décembre 2005 « Projet Dadvsi : la Fnac et Virginmega perturbent les débats »

53http://www.zdnet.fr/actualites/internet/0,39020774,39297220,00.htm

54Article du « Journal du dimanche » du 19 mars 2006 par Yann Philippin « Le téléchargement sous influences » http://pasunblog.org/article.php3?id_article=26

55Émission télé « Complément d'enquête » de France 2 du 13 février 2006 http://info.france2.fr/complement-denquete/emissions/18061981-fr.php , commentée sur http://www.couchet.org/blog/index.php?2006/02/15/120-complement-d-enquete-sur-dadvsi « Complément d'enquête sur DADVSI : pressions anti républicaines et amalgames pervers »

56Première et deuxième séances parlementaires du jeudi 9 mars 2006. Par exemple « Si une grande différence apparaît, des positions inconciliables entre les deux chambres, le Gouvernement appréciera, par respect de la souveraineté du Parlement, s'il y a lieu d'organiser des navettes supplémentaires. » (ce qui ne sera pas fait par la suite)
http://assemblee-nationale.fr/12/cri/2005-2006/20060165.asp
http://assemblee-nationale.fr/12/cri/2005-2006/20060166.asp

57Émission télé « C dans l'air » de France 5 du 7 juin 2006 « Faut-il changer la République ? ».

57Le projet de loi DADVSI est cité comme exemple de « bug législatif ». http://www.france5.fr/cdanslair/006721/398/135250.cfm

58Voir par exemple « Les licences pour d'autres ½uvres que les logiciels et la documentation »

58http://www.gnu.org/licenses/license-list.fr.html#OtherLicenses

59Abus de position dominante de Microsoft http://april.org/groupes/antitrust/

60Pétition « Non aux racketiciels » comportant déjà dix mille signatures en novembre 2006

60http://www.racketiciel.info/

61Vente liée/vente forcée http://april.org/groupes/vente-liee/

62Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale, 2003, http://www.ladocfrancaise.gouv.fr/brp/notices/034000484.shtml

63Article Transfert.net du 12 juin 2003 de Jean-Marc Manach « Un général de l’armée française s’inquiète de l’indépendance informatique du pays » http://www.transfert.net/a8955

64Un des noms de la solution informatique de confiance/défiance de Microsoft

65Rapport remis le 13 janvier 2006

65http://www.premier-ministre.gouv.fr/acteurs/communiques_4/remise_rapport_lasbordes_55074.html

66Paru dans « Communication of the ACM » en 1984. http://www.acm.org/classics/sep95/

67Article FSF France du 11 juin 2003 « Le 13ième bit frappe en Belgique »

67http://fsffrance.org/news/article2003-07-11.fr.html

67Article 01net du 7 juin 2006 par Philippe Crouzillacq http://www.01net.com/editorial/318514/suffrage-universel/le-vote-par-internet-des-francais-a-l-etranger-fait-un-flop/

67Article Sciences & Avenir de septembre 2006 par Olivier Hertel « Le bug annoncé des machines à voter »

67et de manière générale les articles cités sur le site http://www.ordinateurs-de-vote.org