Solidatech : un programme qui entrave le développement du libre en milieu associatif
Le rayonnement dont le programme Solidatech bénéficie auprès des associations en France est régulièrement questionné sur les listes de l'April, en particulier sur la liste du groupe de travail libreassociation1. Les interrogations portent majoritairement sur l’ambiguïté de Solidatech lorsqu'il s'agit des logiciels libres. Même si l'équipe salariée de Solidatech a parfois affirmé sa volonté de les promouvoir, les actes restent minimalistes sur ce sujet voire contre-productifs. C'est pour cette raison que nous avons choisi de formaliser les questions que pose la place du programme Solidatech dans le paysage associatif en France et les entraves à l'adoption plus massive des logiciels libres que cela engendre selon les libristes.2
Les éléments posés ci-après sont le fruit de constats sur le terrain, de rencontres et d'échanges entre Solidatech et l'April.
Origine
Le programme Solidatech — le terme « programme » est souvent éludé alors même qu'il questionne la nature de la structure — bénéficie d'une aura prestigieuse lorsque l'on regarde son origine.
Selon le site : « Lancé en 2008, Solidatech est porté par « Les Ateliers du Bocage », entreprise d'insertion membre d’Emmaüs France, en partenariat avec le réseau international de solidarité numérique : TechSoup. »
Le fait d'être membre d’Emmaüs France permet de bénéficier des retombées de l'image de l'Abbé Pierre, fondateur d'Emmaüs, qui est régulièrement cité comme l'une des personnalités préférées des Français et des Françaises. Il est important néanmoins d'avoir à l'esprit qu'Emmaüs est devenu une galaxie de grande envergure. La grande diversité des interprétations de l'esprit initial de son fondateur par ses composantes actuelles est une réalité. Par ailleurs, la mention d'entreprise d'insertion, qui allie donc entrepreneuriat et insertion3, est souvent présentée comme un progrès dans notre système actuel : la fonction sociale adoucit le terme d'entreprise pour celles et ceux qui en ont une appréhension négative.
La formule « porté par "Les Ateliers du Bocage" » laisse perplexe et interroge sur la gouvernance de ce programme. Qui décide réellement des orientations du programme ? Y a-t-il une marge de manœuvre ?
Enfin, le partenariat avec le « réseau international de solidarité numérique Techsoup est invoqué. On ne va pas tourner autour du pot car la page d'accueil du site parle d'elle-même : « Explore Our Nonprofit Tech Marketplace. Sign up to receive incredible offers from leading brands ». En français, cela donne : « Explorez notre marché technologique à but non lucratif. Inscrivez-vous pour recevoir des offres incroyables de grandes marques ». Outre cette invitation « alléchante », aux relents néanmoins « pigeonesques », on notera que les deux premiers logos qui apparaissent sur cette page d'accueil sont respectivement celui de Microsoft et d'Adobe. Aucun doute possible. On est bien là face à une structure qui permet à de grandes sociétés américaines de valoriser leur image et d'entretenir leur position dominante. Ceci, sans compter les mécanismes que des structures comme Techsoup offrent généralement pour optimiser fiscalement…
Objet
Le programme Solidatech met en avant trois missions principales sur cette page :
- favoriser l'accès aux outils numériques des associations ;
- accompagner les associations dans le développement de leurs usages numériques ;
- mettre le numérique au service du bien commun.
Avant de regarder chacun de ces axes, abordons cela par le prisme des associations elle-mêmes. Quand la question du renouvellement informatique se pose pour elles ou qu'un changement nécessite l’acquisition d'ordinateurs ou de logiciels, il y a majoritairement deux catégories parmi celles qui ne connaissent pas les logiciels libres. Celles qui utilisent le programme Solidatech et les autres.
Pour la première catégorie, elles savent qu'elles vont pouvoir obtenir des licences à des prix bien inférieurs à ce qui est généralement pratiqué sur le marché. Ainsi l'association, sous réserve de s'inscrire et de fournir les documents demandés, peut acquérir le système d'exploitation Windows Pro complet pour 12,39 €. Pour la seconde catégorie, l'association qui ne connaîtrait Solidatech donc, elle devra s’acquitter de 189 €4. On est au-delà d'un facteur 15 !
On notera au passage que ces offres sont conditionnées à des règles que les associations découvrent parfois avec la pratique. Ainsi, la FFMJC (Fédération Française des MJC) a été contrainte d'acheter des licences de Windows 10 pro à cause d'un changement de logiciel de comptabilité imposé. Elle a donc bénéficié du tarif très réduit. Néanmoins, quelques semaines plus tard, ayant besoin d'une nouvelle licence (toujours pour la même contrainte), il était demandé de s'acquitter du tarif normal car la structure avait déjà bénéficié du tarif très avantageux peu de temps avant.
Pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté à ce stade sur les questions de coût et de gratuité, ce n'est pas cela qui préoccupe principalement la majorité des libristes5 mais bien la stratégie commerciale qui consiste à maintenir un monopole néfaste pour l'émancipation des associations.
Revenons maintenant sur les trois missions principales que le programme Solidatech nous donne à voir.
Favoriser l'accès aux outils numériques des associations. Indubitablement, cet axe se traduit par des offres alléchantes sur le coût des licences des logiciels propriétaires que Techsoup octroie sur la validation de Solidatech. Avec des remises aussi importantes, on donne aux associations l'impression d'être redevables alors que l'objectif est bien de les maintenir dans un univers privateur. Pour les associations, avec de tels prix, il ne vaut vraiment pas la peine de se poser la question de savoir s'il existe des alternatives plus respectueuses des associations utilisatrices et s'il n'est pas plus pertinent de contribuer aux communs.
Accompagner les associations dans le développement de leurs usages numériques. Là encore, la question qui se pose est : de quel développement s'agit-il ? Au regard du point précédent, il s'agira majoritairement d'orienter vers les solutions bradées par l'intermédiaire de Techsoup et de maintenir les associations dans un "écosystème" de logiciels pour lesquels l'impossibilité de lire le code source ne permet pas de de savoir ce qu'ils font réellement.
Mettre le numérique au service du bien commun. En tant que libriste, on ne peut qu'être en colère à la lecture de ce troisième axe. Invoquer le bien commun alors que la conséquence du programme Solidatech est d'entretenir une dépendance aux logiciels privateurs relève du cynisme, d'une communication mensongère ou, plus vraisemblablement, du common washing6. C'est bien cet axe qui a motivé la rédaction de cet article : même si quelques actions de promotion du logiciel libre et des communs numériques sont éventuellement menées, cela restera de la cosmétique devant le système corrosif et total mis en place à travers Techsoup.
Fonctionnement, gouvernance et pratique quotidienne
À ce stade, la question se pose de savoir qui fixe les règles et qui les applique quant à l'attribution des avantages conférés aux associations qui adhèrent au programme. C'est Techsoup, aux États-Unis, qui fixe les règles et c'est l'équipe salariée du programme Solidatech qui est chargée de les appliquer et de les faire respecter. Le pouvoir d'agir sur ces règles en France semble extrêmement limité. Même si, lors des échanges entre l'April et Solidatech, la sincérité de l'équipe salariée à vouloir faire évoluer les pratiques des associations pour plus d'usage et d'adoption de logiciels libres semblait réelle, le cadre du programme n'autorise finalement aucune alternative à cette logique de vouloir maintenir les associations dans un "écosystème" privateur.
Pour les libristes, le programme Solidatech n'est donc qu'un écran qui permet aux grands éditeurs de logiciels privateurs de maintenir en dépendance le monde associatif en France, d'empêcher sa capacitation7, de faire une nouvelle forme de concurrence déloyale aux alternatives libres et ce, en se donnant une image bienfaitrice et positive par des rabais équivoques et de la réclame.
Lors de la seconde rencontre April/Solidatech le 9 février 2018, l'équipe salariée a affirmé sa volonté de favoriser le développement du logiciel libre dans les associations et a souhaité nouer des partenariats, dont au moins un était initié.
Néanmoins, les actes laissent dubitatifs quant à une réelle volonté — et possibilité, voir précédemment — à agir au-delà de la simple annonce.
Pour prendre un exemple concret, si on consulte la cartographie des outils présentés dans la lettre du 10 octobre 2019, on découvre exclusivement des outils privateurs8. Rien n'empêchait d'intégrer des solutions libres dans cette cartographie. Il y a bien là un paradoxe fort entre la volonté de "mettre le numérique au service du bien commun"9 et les actes.
Nous l'avons pointé en introduction, la renommée de Solidatech n'est plus à démontrer et ce programme jouit d'une réputation qui lui permet d'être associé et partie prenante d'études et d'enquêtes sur le rapport entre associations et numérique. Ainsi on peut citer la 3ème édition de l'enquête sur la place du numérique dans le projet associatif publiée en octobre 2019. La qualité de l'étude est entachée selon nous par l'auto-promotion ou de la focalisation sur les outils privateurs. À titre d'exemple, page 5 de l'étude, on peut lire « les savoir-faire sont progressivement acquis et partagés au sein des équipes, des formations sont dispensées, des conseils sont apportés par les acteurs de l’accompagnement comme Solidatech… ». Ne citer que Solidatech ici est un choix étonnant au regard du nombre d'acteurs sur ce champ.
Page 75, on peut lire aussi « installer des protections contre les virus pour allonger leur durée d’utilisation ». Outre le fait que cette mention cantonne le lecteur dans un système de pensée et focalise sur des solutions anecdotiques, le renvoi de bas de page pointe vers des conseils où l'on ne retrouve, bizarrement, aucune recommandation encourageant l'utilisation d'une distribution GNU/Linux légère sur un ordinateur devenu poussif, du fait même du système d'exploitation dominant Microsoft Windows.10 Pourtant, on sait désormais que c'est la phase de fabrication d'un ordinateur qui demande le plus d'énergie11 et ce, très largement devant la consommation de l'appareil durant sa phase d'utilisation. Donc pourquoi faire des recommandations secondaires sans avoir considéré et mentionné la principale : redonner une seconde vie à l'ordinateur par exemple en installant une distribution GNU/Linux légère, si ce n'est pour laisser penser qu'en dehors de Microsoft Windows, point de salut ?
Enfin, toujours pour cette étude, la note de bas de page 24 en page 75 qui renvoie vers « 12 astuces pour faire rimer numérique avec écologique » pointe elle-même une page de Solidatech pour « minimiser votre impact environnemental : retrouvez nos matériels informatiques et téléphoniques reconditionnés ». On arrive ici sur le matériel reconditionné proposé par Solidatech. La totalité des ordinateurs portables et fixes proposés sont fournis avec le système d'exploitation Windows. Aucune mention n'est faite d'une possibilité d'obtenir l'appareil nu. Toutes les possibilités12 de se faire aider pour faciliter l'utilisation d'ordinateurs avec un système d'exploitation alternatif, lorsque l'on est néophyte, sont aussi passées sous silence.
Bien sûr, ces exemples ciblés peuvent sembler plus ou moins anecdotiques mais, cumulés avec les éléments précédents, ils renforcent le sentiment des libristes d'être face à un appareil sans âme, sans gouvernance directe, au service du maintien du monopole des gros éditeurs de logiciels.
Solidatech et le Libre : l'ambiguïté confortable du « en même temps »
Le « en même temps » est à la mode. Peut-être que certaines personnes sont sincères au départ lorsqu'ils ou elles disent vouloir atteindre deux objectifs qui souvent, lorsqu'ils sont décomposés, montrent leur incompatibilité profonde. Mais d'autres choisissent délibérément cette approche pour brouiller les pistes et masquer leurs intentions réelles. Cela permet généralement à ces pseudo-stratèges de la simultanéité de gagner un temps qui est précieux, d'entretenir et de développer l'avance qu'ils ont, souvent pour des raisons financières.
Nous l'avons évoqué, l'équipe salariée du programme Solidatech semble sincère et souhaiterait sans doute permettre plus d'adoption de logiciels libres au sein des associations. Par exemple, leur insistance auprès du comité de pilotage du logiciel libre Bénévalibre à vouloir intégrer un référent dans leur "accélérateur" en est une illustration.
Néanmoins, le cadre dans lequel s'inscrit le programme empêche toute mise en œuvre d'une promotion sérieuse et indispensable des logiciels libres quand on affirme vouloir "mettre le numérique au service du bien commun". L'équipe salariée semble enfermée dans un système sur lequel elle n'a guère d'influence. À l'heure où même les États-Unis portent un regard très critique13 sur ces entreprises qui ont consolidé des monopoles écrasants et néfastes pour nos sociétés, continuer à leur servir la (tech)soup(e) relève du cynisme. Affirmer vouloir mettre le numérique au service du bien commun et, en même temps, soutenir de tels systèmes relève de l'infiniment petit et des lois de la physique quantique. Dans la réalité, le quotidien, cela ne peut que contribuer à renforcer les positions déjà dominantes et à confiner les alternatives éthiques et respectueuses des utilisatrices et utilisateurs ; alternatives dont ont pourtant besoin les associations en particulier et notre société en général pour une plus grande maîtrise du numérique !
Illustrations : Lorette et Laurent Costy 14
- 1. Cette liste est ouverte aux personnes non membres. Vous pouvez vous y inscrire sur cette page.
- 2. Voir la définition de « libriste » proposée par Wikipédia.
- 3. Couple de termes "gagnant-gagnant" pour reprendre une formule souvent avancée lorsqu'il s'agit de promouvoir un modèle.
- 4. Prix relevé le 13 août 2020 sur un site permettant d'assembler son ordinateur de bureau.
- 5. Pour vous en convaincre, lisez l'article : « Les libristes et la gratuité en 2020 » mais il y en a un peu plus, je vous le mets quand même".
- 6. Autrement dit, tentative de rendre l'objet de l'association plus blanc qu'il ne l'est réellement.
- 7. Pour utiliser un mot à la mode, tout est fait pour que les associations ne soient pas « souveraines » ou , dit encore autrement, qu'elles ne soient pas maîtresses de leur système d'information.
- 8. Parcourir l'ensemble des Solidanews renforce encore ce sentiment d'avoir à faire à un outil de promotion de solutions logicielles privatrices.
- 9. Ne pas engager une démarche volontariste concrète vis-à-vis du logiciel libre avec un tel objectif laisse pour le moins dubitatif au regard de la place importante que prennent les logiciels libres dans le paysage des communs numériques
- 10. Le système d'exploitation Microsoft Windows a tout intérêt à grossir ou à imposer des mises à jour vers une version supérieure sans que l'utilisateur puisse l'empêcher. Ceci pour forcer la vente de nouveaux ordinateurs et donc de licences Windows qui restent majoritairement imposées avec un nouvel ordinateur. Sur le site "Qu'est-ce qu'on fait", on peut appréhender la « course à l'armement » imposée par le système d'exploitation dominant : « Windows 7 nécessite 15x plus de puissance processeur 85x plus de mémoire vive 68x plus d’espace disque que Windows 98 ».
- 11. L’énergie grise (autrement dit, l'énergie utilisée pour toutes les autres phases que celle de l'usage c'est à dire production, extraction, transformation, fabrication, transport, mise en œuvre, entretien et recyclage) constitue l’essentiel du bilan complet énergétique des équipements utilisateurs.
- 12. Comme trouver une association susceptible de vous aider près de chez vous, connaître les événements ouverts au public qui permettent de se faire aider à installer et utiliser un autre système d'exploitation (pour lequel l'agenda du libre est une référence sur le sujet) ou même pointer des références qui proposent directement du matériel reconditionné avec un système d'exploitation alternatif.
- 13. Pour une synthèse en français, vous pouvez lire l'article de NextInpact sur le sujet.
- 14. Sous licences licence Art libre 1.3, Creative Commons BY-SA 2.0 et GFDL 1.3