Questions / réponses sur les brevets logiciels
Gérald Sédrati-Dinet répond a quelques questions sur les brevets logiciels
Question : L'April est fortement opposée aux brevets logiciels. On entend souvent des exemples terribles de brevets logiciels accordés sans raison valable (ex: One-Click d'amazon, brevet sur les listes liées, etc), mais est-ce que pour des cas plus précis (un algorithme de compression comme LZW) le système des brevets ne serait pas raisonnable ?
Gérald Sédrati-Dinet : Il n'y a en fait pas plus de raison valable d'accorder un brevet pour le One-Click d'Amazon que pour un quelconque algorithme.
Les premiers exemples cités peuvent certes paraître plus facilement critiquable car ils présentent des lacunes évidentes vis-à-vis des critères de brevetabilité que sont la nouveauté ou l'activité inventive. Il n'y en effet rien de neuf ni d'ingénieux à transposer dans des logiciels des pratiques commerciales ayant cours depuis des lustres dans le monde matériel (mon buraliste préféré n'a même pas besoin d'un clic pour me vendre ma marque de tabac habituel, il suffit que j'entre dans sa boutique !).
Mais même un algorithme particulièrement ingénieux et novateur ne devrait pouvoir être breveté car il échoue à remplir un critère de brevetabilité (qui devrait être le premier que l'on examine) : celui de l'objet brevetable (en anglais, patentable subject matter), i.e. le cœur de l'invention fait-il partie des domaines ouverts à la brevetabilité.
En effet tous les systèmes de brevets au monde (et même aux USA) ont, dès leur origine, exclut de la brevetabilité certains domaines. Les découvertes et théories scientifiques, les méthodes mathématiques, les arts (créations esthétiques), les présentations d'informations... et les programmes d'ordinateur.
Il y a plusieurs bonnes raisons à cela. La première est que le brevet est une exception. La règle générale est que quiconque a le droit d'exploiter une invention (et cela devrait être encore plus vrai de nos jour au nom de la sacro-sainte concurrence libre et non faussée). Cependant on a créé les systèmes des brevets afin de perpétuer les connaissances dans la société, pour que les inventeurs n'emportent pas leur secret dans leur tombe. Bref, l'objet même sous-tendant la création des systèmes de brevets a toujours été la divulgation des inventions. En échange de cette divulgation, le brevet confère à son inventeur un monopole d'exploitation limité dans le temps et l'espace. C'est un contrat social : la société bénéficie d'avantages (diffusion de la connaissance technique) et en échange concède des libertés (celle d'exploiter l'invention comme bon lui semble).
Et dans certains domaines, on a jugé que ce contrat ne pouvait être équilibré, parce que la concession de la société aurait été trop importante, que seule l'expression de la création méritait un monopole d'exploitation ou que l'objet même de l'invention résidait dans sa divulgation. Les logiciels sont un peu tout ça et il a donc été décidé que les formats et algorithmes sur lesquels ils reposent ne pouvaient bénéficier d'un monopole exceptionnel.
Une autre raison est d'ordre économique. L'inflation des brevets logiciels et des litiges liés à ces brevets est telle, qu'ils coûtent plus cher qu'ils ne rapportent. Je ne m'étendrai pas là-dessus, cf. les travaux de Bessen, Meurer, Hunt ou Maskin (researchoninnovation.org).
On peut également invoquer la nature profondément abstraite du logiciel. Voir à ce sujet mon papier (publié dans la revue "La pensée" de janvier/mars 2008, n°353) : "Les brevets logiciels ou la libre circulation des connaissances".
Bref, aucun brevet logiciel n'est "raisonnable".
Question : L'April fait du lobbying au parlement européen. Qui sont vos "adversaires" là-bas ? S'agit-il uniquement de grosses entreprises/lobbies (ex: BSA, IBM, etc) ? Est-ce que la majorité de ces entreprises sont Américaines ?
Gérald Sédrati-Dinet : Durant l'examen de la directive sur les brevets logiciels au Parlement européen, les principaux partisans des brevets logiciels était effectivement ceux que vous citez. Le seul acteur informatique européen était l'allemand SAP. Cependant un groupe d'"adversaires" tout aussi déterminés était constitué des "cinq géants des télécoms" : Alcatel, Ericsson, Nokia, Philips et Siemens. Ceux-ci, habitués à déposer des brevets en général pour de l'électronique, ne voyaient pas pourquoi ils n'auraient pas pu faire de même pour des logiciels.
Question : Comment voyez-vous le futur concernant les brevets logiciels et les logiciels libres (par exemple, craignez-vous que les logiciels libres/formats ouverts soient marginalisés par les initiatives des géants du logiciel - ex: HTML5 et H.264)
Gérald Sédrati-Dinet : Il ne fait pas de doute que les brevets logiciels feront un jour ou l'autre partie du passé. Ils ne profitent qu'à une infime portion d'acteurs : ceux faisant partie du microcosme des brevets (offices, avocats, juristes), spéculateurs des brevets (patent trolls) et grandes entreprises monopolistiques. Les dommages qu'ils causent à la société dans son ensemble sont trop importants pour que subsistent les maigres avantages capturés par ces acteurs.
Qui plus est, même pour cette poignée d'acteurs profitant des brevets logiciels, les avantages s'avèrent finalement limités et les brevets logiciels leur causent également des dommages. Peu de spéculateurs de brevets sont parvenus à générer des revenus substantiels. Et les grandes entreprises monopolistiques, si elles ont toujours le désir d'éliminer toute concurrence gênante, sont souvent la proie des patent trolls.
Quant au reste de la société (petites et moyennes entreprises d'un point de vue économique, ou les citoyens en général du point de vue sociétal), je vous renvoie à mon article "La face non patente des brevets logiciels".
Donc les brevets logiciels sont amenés à disparaître. La question est de savoir quand ?
Leur légalisation en Europe aurait pu retarder cette échéance pendant des décennies. Heureusement, l'échec de la directive européenne sur les brevets logiciels a au contraire ouvert la voie à leur remise en question.
Une décision très importante de la Cour suprême des États-Unis, sur l'affaire Bilski, est attendue dans les prochaines semaines ou les prochains mois. Selon cette décision, la propension de l'Office des brevets d'outre-atlantique à accorder des brevets logiciels pourrait être sérieusement limitée. Et dans l'état des relations internationales, particulièrement dans le champ des brevets, les orientations prises aux États-Unis ont vocation à s'étendre au reste de la planète. Voir à ce sujet le film "Patent Absurdity", (sous-titres en français, hélas pas encore dans un format permettant d'être lus par un logiciel vidéo : Fran%C3%A7ais).
Il se pourrait donc que le problème des brevets logiciels évolue favorablement à très courte échéance.
Une décision inverse de la Cour suprême des États-Unis, ou une absence de décision claire, prolongerait le statu quo. Et même si l'affaire Bilski se conclue par une importante remise en cause de la brevetabilité des logiciels, on peut compter sur le microcosme des brevets pour ne pas rendre les armes de si tôt.
Ainsi, quelle que soit l'issue de l'affaire Bilski, et, plus généralement, en attendant que les brevets logiciels soit définitivement considérés comme une hérésie, il est certain que nous devront repousser des offensives, comme celle que vous citez sur les formats vidéos.
Question : Enfin, avez vous une position sur le système des brevets en général ? Doit-on le réguler davantage (par exemple en restreignant le champ d'application des brevets), ou alors carrément le supprimer ?
Gérald Sédrati-Dinet : L'expertise de l'April se limite clairement au domaine du logiciel. Cependant l'activisme que nous avons au sujet des brevets logiciels nous amène à prendre également en compte des défauts structurels du système de brevets dans son ensemble.
En premier lieu, l'absence de contrôle démocratique des offices de brevets. En Europe (pas seulement pour l'Union européenne, mais en s'étendant à des pays comme la Suisse ou la Turquie, qui font partie de l'Organisation européenne des brevets), l'Office européen des brevets (OEB) concentre en son sein les pouvoirs législatif, exécutif et, jusqu'à un certain point, judiciaire. Son emprise judiciaire est limitée à ce jour à la contestation des décisions prises par l'office d'accorder ou rejeter les demandes de brevets. Mais elle menace de s'étendre à l'application en justice des brevets (enforcement) et leur invalidation (gérées aujourd'hui par des tribunaux nationaux). En effet le projet d'unification des juridiction en matière de litiges liés aux brevets (ou UPLS selon l'acronyme anglais de ce projet), discuté depuis des années au sein du Conseil de l'Union européenne, en parallèle avec le projet de brevet communautaire (devenu brevet de l'UE depuis l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne), prévoient de confier ces décisions judiciaires à des tribunaux spécialisés, fortement influencés par l'OEB.
Aussi, en ce qui concerne le système des brevets en général, force est de constater le dévoiement de l'objet même ayant présidé à l'établissement du système : la diffusion des connaissances. Les brevets étant devenus avant tout des armes de guerre économique visant à éliminer, ou tout au moins entraver, toute concurrence sérieuse.
Il importe donc en effet de repenser le système des brevets, afin de mettre fin aux dérives constatées. Et l'option consistant à supprimer purement et simplement les brevets se doit d'être envisagée, sans pour autant la considérer comme extrémiste. Une telle suppression a déjà eu lieu par le passé, par exemple aux Pays-Bas au XIXe siècle, parce que les brevets avaient été considéré comme un frein à l'innovation et au développement du pays.