Position sur l'accord Microsoft/Novell de novembre 2006

Qualifié de symbolique par plusieurs éditorialistes de la presse quotidienne, l'accord signé par Microsoft et Novell le 2 novembre 2006 l'est effectivement. [1] Mais ce n'est pas pour autant une bonne nouvelle pour le Logiciel Libre. À l'aide de buzzwords comme «interopérabilité» ou «standards ouverts», Microsoft a en effet réussi à détourner l'attention de journalistes du fond de l'accord : Microsoft n'embrasse Novell que pour mieux tenter d'étouffer le Logiciel Libre dans son ensemble.

Le premier point problématique de cet accord est que Novell s'engage à payer une dîme pour la distribution de copies de logiciels libres populaires contenant du code qui tomberait sous le coup de brevets Microsoft. Sont concernés le noyau Linux et différents logiciels utilisés sur les ordinateurs serveurs. Novell obtient en échange une garantie que Microsoft ne la poursuivra pas, pas plus que ses clients. Les développeurs contribuant à OpenSuse, version communautaire de l'offre commerciale de Novell (Suse) seraient aussi autorisés à contribuer aux logiciels libres recensés dans l'accord tout comme les développeurs de logiciels libres bénévoles.[2]

Pour ne pas craindre les foudres du service juridique de Microsoft, les développeurs de Logiciels Libres devraient donc maintenant travailler pour Novell, gratuitement, ou payer la dîme à Microsoft comme Novell. Via cet accord, Microsoft énonce donc en creux qu'elle détient des droits sur des logiciels libres auxquelles elle n'a pourtant pas contribué, et que, par exemple, chaque distribution d'une copie du noyau Linux par un acteur commercial autre que Novell viole sa propriété intellectuelle. Steve Ballmer n'a d'ailleurs pas tardé à l'affirmer haut et fort il y a quelques jours.

Red Hat, le premier distributeur de systèmes d'exploitation libres, ne s'y était d'ailleurs pas trompé déclarant sur son site dès le
lendemain de l'accord qu'il n'envisageait pas de passer un tel accord avec Microsoft dans la mesure où «une taxe sur l'innovation est
impensable».[3] Les auteurs du logiciel Samba, logiciel visé par l'accord, ont eux demandé à Novell d'annuler purement et simplement l'accord, précisant que Novell n'avait aucun droit pour déterminer avec Microsoft qui peut redistribuer leur logiciel.[4] Ils ont ajouté qu'en signant un tel accord, Novell violait la licence GNU GPL qui protège leur logiciel, et par conséquent leur droit d'auteur.

La GNU GPL interdit en effet à un acteur de redistribuer un logiciel qu'elle protège sous d'autres conditions que celles qu'elle fixe. Or
en imposant à ses propres clients de respecter l'accord qu'elle a signé avec Microsoft, Novell ne respecte pas cette condition.

Le professeur de droit Eben Moglen, un des auteurs de la licence GNU GPL, qui est la plus utilisée dans le monde du Logiciel Libre, a tenu exactement le même discours.[5] Il a par ailleurs déclaré que cet accord donnait à Microsoft une nouvelle «rente à vie» et que la bonne réponse à donner à Microsoft était «Vos brevets ne valent rien. Allez vous-en ».

Le second point problématique de cet accord est le fait qu'il laisse croire que Microsoft s'engage activement dans le développement de l'interopérabilité autour de standards ouverts. Or rien n'est moins vrai puisque comme l'explique Red Hat sur son site «les standards ouverts permettent le développement par tous de l'interopérabilité. Ils ne requièrent pas d'accord entre sociétés».

L'objectif de l'accord est en fait d'empêcher la suite bureautique libre Open Office de bénéficier de l'effet réseau qu'aurait engendré
une utilisation massive et rapide par le secteur public de son format natif l'ODF (Open Document Format). Microsoft qui sort sa nouvelle version d'Office le 30 novembre veut mettre un coup d'arrêt à cette tendance sur un segment stratégique, sans pour autant passer pour un opposant à l'interopérabilité. Cet accord et surtout l'annonce qui l'accompagne y participent : ils n'engagent à rien mais font beaucoup de bruit.

Dans un article complet et renseigné, [6] Jean-Marie Gouarné, partenaire associé de la société Ars Aperta, spécialiste des formats ouverts, explique cela très bien : «l'annonce, par sa seule existence, oblige les acteurs concernés par les projets d'adoption du format OpenDocument dans les services publics à geler les processus de décision en cours pour se jeter sur cette nouvelle piste. Des commissions vont se former, des dossiers vont s'ouvrir, des débats d'experts vont avoir lieu. Tant que l'OpenXML Translator n'aura pas été étudié à la loupe, et expérimenté dans des conditions représentatives d'un poste de travail opérationnel, il sera plus difficile, en Amérique comme en Europe, d'éliminer la suite Microsoft d'un marché public pour non-conformité à la norme ISO 26300. C'est autant de temps gagné dans l'attente de la maturité d'Office 2007.». Le but recherché n'est donc pas le développement de l'interopérabilité mais bien la temporisation le temps que le format Microsoft soit normalisé à l'ISO (processus actuellement en cours).

Au delà des manoeuvres tactiques autour d'Open Office, cet accord vise également à distiller une vision particulière de l'interopérabilité, et ce au moment même où la Commission Européenne réaffirme son exigence de voir Microsoft communiquer sans discrimination l'ensemble des informations essentielles à l'interopérabilité nécessaires à tous ses concurrents.[7]

Rappelons que Microsoft a été condamné par la commission européenne pour abus de position dominante car elle refuse de communiquer à ses concurrents l'ensemble des informations essentielles à l'interopérabilité, et ce dans des conditions non discriminatoires, notamment pour les auteurs de Logiciel Libre. Microsoft a attaqué cette décision devant la CJCE. [8]

Avec cet accord, Microsoft défend donc aussi que la mise en oeuvre effective de l'interopérabilité dépend d'accords entre industriels qui se choisissent, et qu'elle ne peut être mise en oeuvre par tous, même au dessus de standards ouverts. C'est toute la différence entre interopérabilité de droit, que tout nouvel entrant sur le marché peut mettre en oeuvre, et interopérabilité négociée, où il faut se plier aux conditions du dominant pour interopérer.

Il est finalement assez désolant de constater que peu de journalistes aient perçu que Microsoft, via cet accord, tente principalement de freiner l'engouement des entreprises et des administrations pour les logiciels libres en agitant le spectre des brevets. Pourtant la
méthode n'est pas neuve. Elle a déjà été utilisée dans l'affaire SCO. [9] Les journalistes qui ont présenté l'accord avec Novell comme une chance pour le Logiciel Libre se sont donc trompés. On est ici bien plus proche du racket que de la coopétition. De la même façon, il est regrettable que peu de journalistes aient pointé le fait que les annonces faites autour de l'interopérabilité et des standards ouverts s'inscrivent dans un contexte très particulier, et s'apparente plus à une manoeuvre dilatoire qu'autre chose. Microsoft cherche simplement à introduire le doute, à gagner du temps et à brouiller les cartes. Espérons que les décideurs informatiques et politiques ne s'y laisseront pas prendre.

Références

[1] - http://www.novell.com/news/press/item.jsp?id=1196

[2] - http://www.linux.com/article.pl?sid=06/11/27/2113210

[3] - http://www.redhat.com/promo/believe/

[4] - http://news.samba.org/announcements/team_to_novell/

[5] - http://www.vnunet.com/vnunet/news/2167966/novell-microsoft-partnership?page=2

[6] - http://www.itrmanager.com/print.php?oid=54721

[7] - http://solutions.journaldunet.com/0611/061127-microsoft-commission-europeenne.shtml

[8] - http://www.ft.com/cms/s/0586d7b0-baa6-11d9-a27b-00000e2511c8.html

[9] - http://www.fsf.org/licensing/sco