Libre à vous ! Radio Cause Commune - Transcription de l'émission du 14 mai 2019

Bannière de l'émission

Titre : Émission Libre à vous ! diffusée mardi 14 mai 2019 sur radio Cause Commune
Intervenants : Xavier Berne - Katia Aresti - Emmanuel Raviart - Philippe Borrel - Emmanuel Macron en off - Mounir Mahjoubi en off - Frédéric Couchet
Lieu : Radio Cause Commune
Date : 14 mai 2019
Durée : 1 h 30 min
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Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : Bannière radio Libre à vous - Antoine Bardelli ; licence CC BY-SA 2.0 FR ou supérieure ; licence Art Libre 1.3 ou supérieure et General Free Documentation License V1.3 ou supérieure. Logo radio Cause Commune, avec l'accord de Olivier Grieco
NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

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Transcription

Voix off : Libre à vous !, l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.

Frédéric Couchet : Bonjour à toutes. Bonjour à tous. Vous êtes sur la radio Cause Commune 93.1 en Île-de-France et partout dans le monde sur le site causecommune.fm. La radio dispose d’un webchat, donc utilisez votre navigateur libre préféré, rendez-vous sur le site de la radio causecommune.fm et vous pouvez nous rejoindre sur le salon dédié à l’émission.
Nous sommes mardi 14 mai 2019, nous diffusons en direct, mais vous écoutez peut-être une rediffusion ou un podcast.
Soyez les bienvenus pour cette nouvelle édition de Libre à vous !, l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre. Je suis Frédéric Couchet, délégué général de l’April.
Le site web de l’association c’est april.org ; vous y retrouverez une page consacrée à cette émission avec les références qui seront citées pendant l’émission, les pauses musicales et toute information utile. N’hésitez pas aussi à nous faire des retours pour nous indiquer ce qui vous a plu mais également les points d’amélioration.
Nous vous souhaitons une excellente écoute.

Nous allons passer maintenant au programme de l’émission.
Nous allons commencer dans quelques secondes par une chronique de Xavier Berne qui est journaliste pour le magazine d’enquête et d’actualité Next INpact. Normalement Xavier est avec nous par téléphone. Bonjour Xavier.

Xavier Berne : Oui, je suis là.

Frédéric Couchet : OK. On se retrouve dans quelques secondes. D’ici une quinzaine de minutes notre sujet principal portera sur le métier du développement logiciel libre avec nos invités : Katia Aresti, ingénieure logiciel chez Red Hat et Emmanuel Raviart développeur logiciel libre, nous les retrouverons tout à l’heure.
En fin d’émission nous aurons également une interview de Philippe Borrel qui est le réalisateur du documentaire Internet ou la révolution du partage qui est la version courte du film La Bataille du Libre actuellement diffusé dans certaines salles et également sur Arte.
À la réalisation ma collègue Isabella Vanni avec le soutien de Patrick Creusot. Bonjour Isa, bonjour Patrick.

Chronique de Xavier Berne : le bilan de Mounir Mahjoubi

Frédéric Couchet : Tout de suite place au premier sujet. Nous allons commencer par la nouvelle chronique de Xavier Berne. Xavier est journaliste pour le site d’enquête et d’actualité Next INpact, donc nextinpact.com. Rebonjour Xavier.

Xavier Berne : Bonjour Fred.

Frédéric Couchet : La chronique du jour. Aujourd’hui tu veux nous faire un bilan de Mounir Mahjoubi, ancien secrétaire d’État chargé du Numérique qui a été, entre guillemets, « débarqué » du gouvernement fin mars pour vivre de nouvelles aventures. Alors ce bilan ?

Xavier Berne : Eh bien ce bilan, il me semble qu’il est assez maigre en ce sens que Mounir Mahjoubi n’a, en fait, porté aucun texte devant le Parlement. Il est bien intervenu sur certains textes comme le projet de loi RGPD, mais il n’a pas vraiment été en première ligne, il n’a pas élaboré tout un projet de loi comme ce fut le cas par exemple pour Axelle Lemaire qui était secrétaire d’État au Numérique sous François Hollande et qui a soutenu son projet de loi pour une République en 2016.
Ensuite, si on va sur certains de ses dossiers clefs comme la taxation des géants du numérique, l’échec est assez patent. La France a tout simplement échoué à imposer son projet à l’échelon européen et elle s’apprête, du coup, à légiférer au niveau national.
Autre dossier clef, la dématérialisation des services publics. Rappelons que c’était Mounir Mahjoubi qui était aux manettes lorsqu’a été enclenchée la dématérialisation, à marche plus ou moins forcée, des cartes grises. Souvenez-vous un petit peu de tous ces ratés qu’il y avait eus il y a à peu près un an et demi autour du site de l'ANTS [Agence Nationale des Titres Sécurisés].
Sur d’autres sujets comme la transparence ou ce que certains appellent l’open data, sur les questions d’éducation au numérique ou même sur le fichier TES, il n’y a malheureusement pas grand-chose à inscrire dans le bilan de Mounir Mahjoubi, alors qu’à sa nomination, en mai 2017, certains avaient beaucoup d’espoir. On avait là quelqu’un qui était jeune, qui avait un profil de startupeur, qui connaissait donc à priori plutôt bien ses dossiers. Mounir Mahjoubi s’était mobilisé en tant que président du Conseil national du numérique contre le fameux fichier TES, était plutôt favorable au logiciel libre, etc.
Du coup aujourd’hui beaucoup de gens ont tendance à regarder ce qu’il n’a pas fait, voire ce qu’il a défait ! En l’occurrence, il a notamment réussi à flinguer le Conseil national du numérique dont il venait à peine de quitter les rangs. Rappelez-vous, c’était à la fin de l’année 2017, psychodrame autour de la nomination de certains membres du CNNum, dont Mounir Mahjoubi, en fait, ne veut pas. Tous les membres font bloc autour de leur présidente et démissionnent collectivement. Il faudra attendre plusieurs mois, le mois de mai en l’occurrence, pour que finalement de nouveaux membres soient désignés, autant que dire que l’indépendance de l’institution en a pris un sacré coup !

Finalement, pour moi Mounir Mahjoubi c’était surtout un communicant, quelqu’un de très avenant, très chaleureux, très jovial, qui allait faire des blagues. Finalement il savait bien emberlificoter les choses ! Je garde en tête un épisode qui est peut-être anecdotique mais qui me semble, en fait, assez représentatif de l’animal politique, si on peut dire, qu’il fut en tant que secrétaire d’État au Numérique. Ça c’est passé l’année dernière, à l’Assemblée nationale, lors de l’examen du projet de loi sur le RGPD. Il avait été interpellé au sujet de l’obligation de transparence qui pesait, à l’époque, sur les administrations. Mounir Mahjoubi s’en était sorti grâce à un exercice assez proche du patinage artistique, il avait parlé de cette obligation future, comme si elle n’était pas encore entrée en vigueur, mais tout en assurant qu’elle serait bientôt mise en œuvre par les administrations. Il avait aussi laissé entendre qu’il n’y avait pas besoin de décret d’application, alors que son prédécesseur avait bien pris le fameux décret depuis belle lurette ! Et à la fin, cerise sur le gâteau, pour rassurer les députés il avait dit que le sujet pourrait être rediscuté lors de la seconde lecture et je vous le donne en mille : le gouvernement ayant enclenché la procédure d’urgence sur ce texte, il n’y avait qu’une lecture par chambre ! Et c’est passé comme une lettre à la poste ! Emmanuel Macron l’avait humilié publiquement devant un parterre de startupeurs pour ce côté un petit VRP. C’est Quotidien qui avait diffusé cette séquence l’année dernière : le président parlant d’une mesure s’était tourné vers Mounir en lui demandant quand serait promulgué les fameux textes. Je crois qu’on a l’extrait en régie, je ne sais pas si vous pouvez le diffuser.

Frédéric Couchet : Eh bien on va écouter l’extrait.

[Extrait du Quotidien]

Emmanuel Macron : Là les textes sont passés et seront promulgués à quelle échéance Mounir ?

[Pas de réponse] - [Rires]

Emmanuel Macron : Ce sont des esprits pratiques, donc il faut une date précise. C’est quelle date à peu près ?

Mounir Mahjoubi : C’est très bientôt Monsieur le président.

Emmanuel Macron : Mais genre ? C’est 1er décembre, 1er janvier ou 1er mars ?

Mounir Mahjoubi : C’est très exactement entre ces dates.

Emmanuel Macron : Moi je pense qu’il faut se dire, Mounir, pour être cohérent et crédible, que tout ça c’est réglé au premier janvier, comme ça c’est bon. OK !

[Applaudissements]

[Fin de l'extrait]

Frédéric Couchet : C’était l’extrait on va dire du recadrage, je ne sais pas comment appeler ça, du président Macron envers Mounir Mahjoubi. Avant que tu poursuives, juste peut-être préciser quand même ce qu’est le fichier TES dont tu as parlé, c’est le fichier des titres électroniques sécurisés qui était un projet du ministère de l’Intérieur de créer une sorte de méga-fichier des Français et le RGPD c’est le Règlement général sur la protection des données. Je te laisse poursuivre Xavier.

Xavier Berne : Exactement. Merci pour ces petites précisions.
On parlait du bilan. Est-ce que Mounir Mahjoubi n’a rien fait pour autant ? Non bien entendu. Il a quand même beaucoup travaillé pour les startups, pour le développement de l’économie numérique. Il a lancé le programme France Num pour aider les TPE, les PME à tirer profit du numérique.
Autre dossier aussi à son actif c’est l’inclusion au numérique. En fait il a réussi à mettre autour de la table les principaux acteurs concernés, notamment les opérateurs sociaux type Caf, Pôle emploi et aussi des entreprises comme des banques ou même l’opérateur Orange, afin que tous ces acteurs financent des Pass de formation qui devraient prochainement être offerts à certaines personnes, qui pourraient être capables de réaliser des démarches administratives sur Internet après quelques heures de cours.

Frédéric Couchet : Justement là-dessus je me permets d’intervenir, parce que très récemment le label « Numérique inclusif » concernant ces Pass a été publié et, parmi les points positifs, parmi les critères d’attribution du label figure explicitement l’usage à la fois de logiciels libres et le partage de documents et de contenus sous des licences libres. C’est un point quand même essentiel qui n’est pas que à mettre que au crédit de Mounir Mahjoubi, qui est aussi à mettre au crédit, évidemment, de l’Agence du numérique qui est en charge de ce « Pass Numérique inclusif ». Je te laisse poursuivre.

Xavier Berne : Merci. Une autre chose importante aussi, je pense, qu’on retiendra du mandat de Mounir Mahjoubi c’est qu’il a réussi à obtenir le départ de Henri Verdier, le directeur interministériel au numérique avec qui il entretenait de très mauvaises relations. Là aussi ça a suscité beaucoup de réactions parce qu’en fait Henri Verdier était quelqu’un d’assez bien vu auprès des militants de la transparence, du logiciel libre, mais, au fil du temps, il était un petit peu, à mes yeux, devenu comme un ministre bis, en fait un cabinet fantôme du numérique tant il avait pris de l’importance au sein de l’appareil d’État sur tous les dossiers numériques. Certaines sources m’ont dit que Mounir Mahjoubi avait fait des pieds et des mains pour obtenir le départ de Henri Verdier qui a fini par accepter, l’année dernière, le poste d’ambassadeur de la France pour le numérique.

Frédéric Couchet : Tu veux dire que c'est pour des questions d’ego que Mounir Mahjoubi a obtenu, quelque part, la peau de Henri Verdier qui, effectivement, était quand même un grand artisan de la transparence des données publiques et du logiciel libre.
Mounir Mahjoubi a quitté le gouvernement pour se lancer dans la course, comme d’autres, à la mairie de Paris, avec un programme notamment à base de drones et de petits boutons bleus. Il y a un successeur qui s’appelle Cédric O. À quoi doit-on s’attendre avec son successeur ?

Xavier Berne : Les priorités sont semblables. Ça reste très accès sur l’économie numérique, les startups. Ensuite ce sont les questions de priorité en termes de régulation des grandes plates-formes. On va bientôt entamer, à l’Assemblée nationale, l'examen de la proposition de loi sur les contenus haineux sur Internet. Et enfin, autre gros chantier, comme Mounir Mahjoubi, ça reste sur la dématérialisation des services publics puisque Emmanuel Macron s’était engagé, durant sa campagne, à dématérialiser l’ensemble des démarches administratives d’ici la fin de son quinquennat.
Néanmoins, on va dire que Cécric O se montre pour l’instant plutôt discret, en tout cas plus discret que Mounir Mahjoubi, alors c’est peut-être le temps qu’il enfile son nouveau costume puisqu’il officiait, jusque-là, dans l’ombre, il était conseiller d’Emmanuel Macron. On va dire que les prochains mois permettront de voir comment les choses évoluent, mais, à priori, il n’y aura pas de grands changements.

Frédéric Couchet : D’accord. Comme tu le dis, Cédric O vient d’être nommé récemment, donc attendons de juger sur les faits. Juste un petit point d’actualité, comme tu as dû le voir, l'un des documents les plus attendus concernant le logiciel libre dans l’administration, le fameux Socle interministériel des logiciels libres, c’est-à-dire cette liste de logiciels libres recommandés dans l’administration pour les utiliser de façon coordonnée, vient enfin d’être publié il y a quelques jours ; vous retrouvez la référence sur le site de l’April, c’était d’ailleurs une des demandes de l’April à Cédric O, le nouveau secrétaire d’État en charge du Numérique. La deuxième demande concerne la publication de la feuille de route de la « nouvelle » DINSIC [Direction interministérielle du numérique et du système d'information et de communication de l'État], entre guillemets. Comme tu l’as dit Henri Verdier est parti, il y a un remplaçant et, dans un des articles que tu as d’ailleurs rédigé, je crois, sur Next Inpact, une interview de ce nouveau directeur, les réponses n’étaient pas forcément trop en faveur des données publiques et du logiciel libre, donc on aimerait bien savoir où va cette DINSIC avec notamment la publication de la feuille de route.

Xavier Berne : Effectivement, c’est le moins qu’on puisse dire. On m’avait laissé entendre que cette feuille de route paraîtrait plutôt au mois d’avril, je ne sais pas si le départ de Mounir Mahjoubi a aussi, peut-être, un petit contrarié ces plans-là, mais du coup on est toujours en attente et il n’y a pas beaucoup de communication côté DINSIC.

Frédéric Couchet : Eh bien écoute, on va attendre la communication côté DINSIC. On espère aussi qu’on les recevra peut-être un de ces jours. Est-ce que tu souhaites ajouter quelque chose dans cette chronique ?

Xavier Berne : Non. Il me semble qu’on a fait le tour. Merci.

Frédéric Couchet : Écoute merci Xavier. Évidemment on va voir comment évoluent les choses avec ce nouveau secrétaire d’État et aussi au niveau de la DINSIC, un peu la Direction informatique de l’État. Xavier je te remercie, on se retrouve le mois prochain pour la nouvelle chronique et je te souhaite de passer une agréable fin de journée.

Xavier berne : Merci. Bonne émission. Au revoir.

Frédéric Couchet : Au revoir. À Bientôt.

Nous allons faire une pause musicale, c’est Another Happy Ukulele Song par Alex Nekita et on se retrouve juste après.

Voix off : Cause Commune 93.1

Pause musicale : Another Happy Ukulele Song par Alex Nekita.

Le métier du développement logiciel libre

Frédéric Couchet : Nous venons d’écouter Another Happy Ukulele Song par Alex Nekita. C’est évidemment sous licence libre Creative Commons Attribution et vous retrouvez la référence sur le site de l’April.
Vous écoutez l’émission Libre à vous ! sur radio Cause Commune 93.1 en Île-de-France et partout ailleurs sur le site causecommune.fm.
Nous allons aborder notre sujet principal qui va porter sur le métier du développement logiciel libre avec nos deux invités, d’abord Katia Aresti ingénieure logiciel chez Red Hat. Bonjour Katia.

Katia Aresti : Bonjour.

Frédéric Couchet : Et Emmanuel Raviart, développeur logiciel libre. Bonjour Emmanuel.
On va essayer d’expliquer un petit peu ce magnifique métier du développement logiciel notamment libre, mais pas forcément que libre. Comme je disais à mes deux invités avant la prise d’antenne, en venant en métro au studio, il y avait des pubs, une des pubs dans le métro disait : « Je veux faire du Java 35 heures par semaine ». C’est pour un site dont je ne me souviens plus exactement du nom, mais un site qui fait sans doute des formations autour d’un langage de programmation qui s’appelle Java. Comme quoi, finalement, ce métier de développeur et de développeuse doit attirer du monde. En tout cas je trouvais ça marrant, d’autant plus que Katia Aresti est une spécialiste Java, si je me souviens bien.
On va essayer d’expliquer un petit peu ça. Ma première question va être relativement simple pour les deux personnes, c’est déjà de présenter votre parcours, d’où vous venez. Pour Emmanuel Raviart, ne pas faire tout son parcours depuis le début ! Mais d’où vous venez et où vous êtes aujourd’hui. Peut-être Katia Aresti qui est développeuse, actuellement ingénieure développeur chez Red Hat.

Katia Aresti : Moi ça fait presque 14 ans que je travaille de manière professionnelle en tant que développeuse. J’ai fait mes études en Espagne, au Pays basque espagnol, ingénieur en informatique, pendant 5 ans. Après j’ai travaillé trois ans à Madrid pour une grosse SS2I [Société de services et d’ingénierie en informatique], une société de services appelée Sopra Group qui est française et du coup, avec cette boîte j’ai fait une mutation à Paris. J’ai travaillé pour cette grosse société de services, ensuite pour une autre plus petite en faisant du prestataire pour des gros clients : Orange, Pôle emploi, Bouygues Telecom, etc. Ensuite j’ai été freelance pendant une période. J’étais la plupart du temps développeuse Java ou plutôt axée sur Java même si j’ai aussi fait d’autres langages. Depuis deux ans je travaille chez Red Hat qui est une boîte internationale qui développe des produits open source ou libres, en fait le code source du produit est disponible et accessible pour tout le monde et ils monétisent comme ça. Moi je travaille pour une équipe en développant un produit depuis deux ans. Voilà ! C’est ce que j'ai fait ces derniers 14 ans ou 15 ans.

Frédéric Couchet : D’accord. Emmanuel Raviart.

Emmanuel Raviart : Assez vite, en 1997, j’ai créé une première société de logiciel libre qui avait la particularité, qui a la particularité d’être détenue par ses salariés avec égalité de salaires. En 2001 j’en ai créé une autre, sur le même principe, Entr’ouvert. Après j’ai créé un réseau d’entreprises sur ce principe-là qui s’appelle Libre-entreprises et dont Frédéric porte le tee-shirt. Après ça j’ai un peu travaillé pour la Caisse des dépôts, puis je suis entré à Etabab en tant que développeur, on a développé le nouveau data.gouv en 2013. Après j’ai travaillé sur le logiciel libre OpenFisca. Je me suis retrouvé par erreur, plutôt par un malentendu, directeur de campagne puis assistant parlementaire avant, maintenant, de retourner à mes amours sur le développement.

Frédéric Couchet : Merci pour cette présentation. Déjà un point essentiel c’est que c’est sur la durée. Vous faites du développement logiciel libre depuis des années, alors que beaucoup de gens c’est souvent une étape avant une autre activité. Ça c’est déjà un point essentiel pour les personnes qui nous écoutent, c’est que le métier de développement logiciel libre peut être un métier sur la durée, qu’on peut y trouver du plaisir sur la durée.
Deuxième question : comment vous définiriez, en une phrase ou deux, le développement logiciel ? Vous êtes dans une soirée, vous rencontrez des gens et, au lieu de dire que vous faites de l’informatique, ce qui est très générique, si vous deviez expliquer ce qu’est le développement logiciel, en quelques mots ? Est-ce que vous parleriez de langage de programmation ? Comment vous essaieriez de faire comprendre ce qu’est le développement logiciel ? Qui veut commencer ? Katia.

Katia Aresti : Je peux commencer. Déjà je dirais que c’est un métier qui est assez créatif et, en même temps, il faut trouver des solutions aux problèmes. Ce que je fais au quotidien c’est passer du temps à écrire sur un éditeur en un langage que l’ordinateur va comprendre et, grâce à ce que j’écris, eh bien je vais construire à peu près tout ce qu’on peut imaginer aujourd’hui pour qu’on utilise son ordinateur, qu’on utilise son appareil mobile. Un peu partout, en fait, il y a des logiciels. Quand on a besoin d’envoyer un texto c’est quelque chose qui a été écrit par quelqu’un, c’est ce que je fais. Après, par rapport au côté Libre, moi ce que je fais c’est surtout construire des choses ou des applications. Par exemple le site de Pôle emploi était construit à base de logiciels libres ou plutôt open source, mais après le code de Pôle emploi est fermé, n’importe qui ne peut pas voir comment ça a été développé, ça c’est un truc. Aujourd’hui je code, du coup ce que je fais, mon travail est complètement disponible, on peut voir tous les jours ce que je fais, en fait.

Frédéric Couchet : D’accord. On reviendra tout à l’heure dans la discussion justement sur cette évolution, notamment te concernant, d’un passage au logiciel libre et peut-être ce que ça a changé en termes de développement, parce que, forcément, on ne développe pas de la même façon quand on fait du logiciel propriétaire ou du logiciel libre. Emmanuel toi, comment tu présenterais ça ?

Emmanuel Raviart : Je ne le présente pas souvent, mais si je le présentais là, maintenant…

Frédéric Couchet : Tu vas à très peu de soirées, c’est ça ?

Emmanuel Raviart : Je vais à très peu de soirées justement parce que je suis développeur et je n’ai pas le temps d’aller dans les soirées.

Frédéric Couchet : Pour toi les 35 heures, c’est plus…

Emmanuel Raviart : Voilà ! Les 35 heures ! Bon ! En fait être développeur, au début c’était écrire des mots dans un langage simplifié et avec ces mots dans un langage simplifié progressivement construire des phrases et tout. Chaque fois, moi j’assimile plutôt ces phrases à des briques comme quand on construit une maison, sauf que chacune de ces briques a une forme différente.

Frédéric Couchet : Comme quand on construit un Lego aussi,

Katia Aresti : C’est ça, je suis d’accord avec ça.

Emmanuel Raviart : Comme on construit un Lego. Simplement chaque brique a une forme différente et elle peut avoir un impact sur le reste de la maison. C’est en ça que c’est un peu bizarre le logiciel parce que c’est quelque chose où chaque acte peut avoir de l’importance plus tard. Voilà ! Ce que je voulais dire de plus c’est que jusqu’à présent c’était souvent écrire des mots et maintenant c’est beaucoup réutiliser des phrases écrites par d’autres ou des blocs montés par d’autres.

Frédéric Couchet : C’est une remarque effectivement intéressante. C’est que quand vous avez commencé le développement il y avait peut-être moins de briques disponibles.

Emmanuel Raviart : Il n’y avait rien qui existait, maintenant tout existe !

Frédéric Couchet : Il n’y avait rien qui existait. Et quand on parle de langages de programmation, quand je faisais tout à l’heure l’introduction tout à l’heure sur Java – alors on ne va pas du tout être trop techniques aujourd’hui, j’ai cité Java parce que j’ai vu la pub et que Katia est une spécialiste Java –, un langage de programmation, en gros, c’est une grammaire, un vocabulaire, qui permet effectivement d’écrire du code informatique, qui va permettre à partir de briques de gérer une maison, de gérer un téléphone, de gérer un site, Pôle emploi, et finalement c’est accessible à toute personne en fait. C’est-à-dire que c’est un apprentissage qui ne demande, on va dire, aucune caractéristique particulière. Ou plutôt, comment vous vous êtes venus à informatique justement ? Katia.

Katia Aresti : Moi j’ai un parcours assez classique parce que j’ai fait une école d’ingénieur en informatique, mais ce n’est pas le seul parcours possible. Aujourd’hui il existe énormément de formations dans lesquelles des personnes qui, par exemple, travaillent mais qui envisagent un changement, peuvent pendant trois, quatre mois se former au lieu de faire une école d’ingénieur de cinq ans. Il y a énormément de ressources online et du coup, en fait, comment on peut commencer à coder ? C’est vraiment en allant sur un site chercher par exemple le langage JavaScript. D’ailleurs JavaScript, ce n’est pas mal parce que c’est quelque chose qu’on voit visuellement dans le navigateur, du coup ça donne tout de suite un retour sur ce qu’on code et après commencer à apprendre les bases avec un petit truc : si j’écris ça, qu’est-ce que ça donne, etc. ? Mais moi j’ai fait un parcours assez classique.

Frédéric Couchet : D’accord. Emmanuel.

Emmanuel Raviart : Je me suis lancé dans l’informatique, j’étais en 4ème, je voulais faire de l’intelligence artificielle, je voulais créer un ordinateur qui comprenne, qui se comporte comme un humain. Donc c’est comme ça que je me suis intéressé à l’informatique. Que dire de plus ? Rien.

Frédéric Couchet : En fait, tu t’es intéressé à l’informatique finalement relativement jeune, même très jeune.

Emmanuel Raviart : Jeune. C’était au détriment de mes études, ce qui d’ailleurs m’a fait rater quelques études. Après je suis retombé, j’ai fait un IUT [Institut universitaire de technologie] d’informatique. En fait j’avais tout appris avant mais l’IUT d’informatique m’a permis de stabiliser un peu mes connaissances théoriques.

Frédéric Couchet : D’accord. Katia.

Katia Aresti : Pardon, peut-être que je n’ai pas vraiment répondu à la question pourquoi j’ai fait une école d’informatique, d’ingénierie ? C’est parce que j’avais un peu appris à coder dans un cours quand j’étais au lycée ; on avait appris un tout petit peu à coder. J’étais une ado qui ne savais pas quoi faire, je savais pas des lettres, je ne voulais pas un truc comme médecine ou machin parce que je ne supporte pas le sang ni les animaux, ni rien. Du coup j’ai découvert ça, je suis allée faire des études d’ingénieur et c’est là, en fait, que ça m’a confirmé que j’adorais coder.

Frédéric Couchet : D’accord. Je te laisse Emmanuel et ensuite on va revenir sur le mot « adorer coder », ça m'intéresse. Emmanuel.

Emmanuel Raviart : À propos des études, ce qui m’a marqué c’est que les professeurs étaient souvent moins compétents que les élèves, au moins à mon époque et c’est encore quelque chose qu’on retrouve dans les apprentissages d’informatique maintenant. C’est-à-dire qu’il y a de bonnes écoles d’informatique, comme Epitech ou 42, où ce sont les élèves qui apprennent aux autres élèves et qui se forment eux-mêmes. L’informatique est une technique où on peut apprendre par soi-même en galérant beaucoup.

Katia Aresti : En passant des heures.

Emmanuel Raviart : En passant beaucoup d’heures et sans forcément avoir beaucoup de personnes pour t’enseigner.

Frédéric Couchet : Outre les écoles il y a aussi certaines universités ; je vais citer l’université de Paris 8 où j’ai appris l’informatique, justement plutôt la nuit que le jour et où il y a une forte entraide.
Je vais revenir sur le terme « adorer cette activité de code ». Quelle satisfaction, quel plaisir trouvez-vous à faire du développement logiciel et à continuer à en faire aujourd’hui ? Comme je l’ai dit en introduction, il y a beaucoup de gens pour qui le développement logiciel est une étape dans une carrière d'informatique avant de devenir chef de projet ou autre. Quels sont les plaisirs que vous trouvez ? Emmanuel.

Emmanuel Raviart : Le grand avantage d’un ordinateur c’est que quand on sait programmer, même un peu, l’ordinateur nous obéit. Ça, par rapport aux êtres humains, c’est un bonheur incommensurable. C’est une des vraies satisfactions qu’on a, c’est qu’on a l’impression un outil surpuissant entre les mains et qu’on arrive à lui faire faire des choses. Ça c’est un des vrais plaisirs que j’ai toujours avec l’ordinateur, c’est-à-dire arriver à lui faire faire des choses que j’ai envie qu’il fasse. Voilà ! C’est donc pour moi un outil qui me permet de mettre en pratique certaines choses que j’ai envie de faire.

Frédéric Couchet : D’accord. Katia.

Katia Aresti : Moi c’est vraiment le côté qu’on est en train de construire des choses potentiellement utiles, peut-être pas, mais au moins ça peut être fun : une appli mobile qui fait juste des photos rigolotes c’est déjà quelque chose qui est marrant. Le fait de pouvoir vraiment faire des choses qui aident au quotidien, construites par moi-même. J’ai beaucoup joué aux Lego quand j’étais petite et peut-être que ça a aussi structuré mon cerveau comme ça, pour aimer ça. C’est le mélange un peu scientifique avec le côté créatif et la satisfaction de faire avancer les choses quand ça marche ; tu passes beaucoup de temps et c’était très riche. Ce n’est pas un métier, contrairement à ce qu’on pense, assez individuel, mais c’est très collectif parce qu’on doit souvent travailler avec les autres, apprendre à coder avec les autres et justement, souvent les plus gros problèmes viennent plus des gens que de la machine. En fait, c’est vraiment le fait de travailler avec les gens, donc c’est un métier assez social. Il y a énormément de soirées, justement des choses pour qu’on apprenne tous ensemble. Donc c’est tout l’ensemble qui me plaît, en fait.

Frédéric Couchet : D’accord. Par rapport à ça, dans la préparation de l’émission, un mot est revenu un moment c’est le mot d’« artisan », je crois, Emmanuel Raviart, que tu te revendiques comme artisan en logiciel libre. Pourquoi ce terme artisan ?

Emmanuel Raviart : L’expression ne vient pas de moi, elle vient surtout de Rodolphe Quiédeville qui est ancien collègue commun. Je me retrouve totalement dans ce mot artisan parce que, en fait, on a longtemps pensé que l’industrie du logiciel était une industrie et que si, par exemple, on prenait une armée de singes et qu’on les mettait à coder un programme, ils arriveraient à coder un langage. Ça c’était un peu la théorie du langage Java, pour lancer un petit troll à ma collègue de gauche. Dans les années 90 il y avait un peu ce fond-là, bien sûr on en est revenus. En fait non. Comme je le disais, un logiciel c’est un ensemble de briques toutes avec des formes différentes. En fait je considère qu’on n’est jamais un bon informaticien. On peut juste essayer d’être un peu moins mauvais avec le temps et de s’améliorer, parce qu’il n’y a de vraie standardisation. Bien sûr on essaie de réutiliser des choses existantes, des choses comme ça, mais chaque petite décision peut avoir un impact énorme sur la suite du logiciel un ou deux ans après. Donc vraiment on est dans un truc où il faut…

Katia Aresti : De l’expérience.

Emmanuel Raviart : De l’expérience, aimer son métier et accepter de revenir en arrière. Donc c’est vraiment pour moi comme faire un beau meuble ; c’est de l’artisanat.

Frédéric Couchet : Et est-ce qu'un parallèle aussi, tu parles d’industrie, si on pense à un avion. Un individu seul, une personne seule ne peut pas construire un avion alors qu’une personne seule peut, quelque part, construire un logiciel. Mais, d’un autre côté en fait, artisanat ne veut pas dire forcément isolement parce que dans le cadre du logiciel on travaille avec des briques, comme vous l’avez dit tout à l’heure, qui ont été écrites par d’autres et on peut aussi travailler, notamment dans le cadre du logiciel libre, avec d’autres développeurs et développeuses qui travaillent sur les mêmes codes ou sur des codes dont on dépend.

Emmanuel Raviart : Oui. C’est ce qui a beaucoup changé dans le métier d’informaticien ces dernières années. Dans les années 80, 90, quand tu avais un problème tu cherchais pendant des mois, tu étais tout seul, mais vraiment tout seul ; il n’y avait pas vraiment des relations sociales. Maintenant, avec l’essor d’Internet et autres choses, pour résoudre les problèmes tu mets à peu près 30 secondes. On n’est plus sur des recherches d’un mois ou deux mois comme ça m’arrivait à l’époque rien que pour résoudre un petit problème. Maintenant tu poses la question sur un moteur de recherche, on te répond sans doute avec une réponse qui te fait comprendre ta question.
C’est vrai que maintenant, comme on réutilise de plus en plus de composants existants, comme on est dans des logiciels qui sont de plus en plus des assemblages et autres choses, eh bien en fait, le métier de développeur de logiciel est devenu extrêmement social, comme le disait ma voisine.

Frédéric Couchet : Sur cette notion, Katia, d’artisanat ou d’industrie, parce que Red Hat ce n’est pas de l’artisanat quelque part, on va dire que c’est l’un des « industriels du logiciel » entre guillemets. Est-ce que tu te reconnais dans cette définition, en tout cas dans ce mot d’artisanat, ou est-ce que tu ne te reconnais pas ?

Katia Aresti : Oui et non. En fait je me reconnais dans le sens où c’est un métier qui s’apprend, qui s’améliore à force de faire, de faire, on devient comme ça meilleur et il y a toujours des remises en question, des nouvelles techniques à apprendre. Donc c’est quelque chose qui se perfectionne vraiment avec le temps. Après, je considère que c’est aussi une industrie, d’ailleurs très grande et qui bouge beaucoup d’argent justement. Moi je travaille pour une grosse société, Linux Enterprise, c’est un de leur plus gros succès. Je travaille dans une autre partie, on fait plutôt des briques de logiciel Java, justement pour que d’autres développeurs les utilisent pour créer d’autres solutions. Tout ça c’est open source, ce n’est pas forcément logiciel libre, il y a parfois une différence qui est faite entre le fait que le code soit disponible et ouvert qu’on puisse le voir et que ce soit un logiciel libre. Ça c’est peut-être un débat plus philosophique, plus long, à ne pas tenir maintenant. Ce que fait Red Hat c’est vraiment monétiser avec la formation, faire du consulting, aider les clients qui utilisent ses produits à s’en sortir en fait. Donc c’est aussi une industrie.

Frédéric Couchet : D’accord. Sur la différence entre open source et logiciel libre, il y a à la fois une différence philosophique, mais souvent, derrière, les logiciels sont les mêmes, c’est une question de licences. Il y a des licences qui garantissent les fameuses quatre libertés du logiciel libre qu’on peut redire : la liberté d’utilisation, d’étudier le fonctionnement, de modifier le code soit pour corriger des bugs, soit rajouter des fonctionnalités et la possibilité de redistribuer soit la version originale du logiciel, soit la version modifiée.

Dans ton parcours, Katia, tu as expliqué que tu n’as pas toujours fait du logiciel libre. Justement, dans ton métier de développeuse de logiciels, qu’est-ce qui a changé du fait que tu sois devenue une développeuse qui travaille sur des outils libres ? Je suppose que ça a changé en bien, mais peut-être qu’il y a des choses qui ont changé en mal, je n’en sais rien, mais qu’est-ce qui a changé ? Qu’est-ce qui a changé et quelle a été l’évolution de ton métier, finalement, avec cette nouvelle base de travail qui est une base libre ?

Katia Aresti : Déjà, la première chose, c’est que souvent les produits qui sont open source, dont le code source est ouvert, sont développés par des gens un peu partout dans le monde, donc c’est distribué par défaut en fait. Ça, ça a changé. Les premiers gros changements que j’ai eus c’est que mon équipe n’est pas en France : on est tous partout. Tous les gens avec qui je travaille au quotidien sont partout dans le monde, par contre, on travaille en équipe. On prend des décisions ensemble, on est tout le temps connectés mais pas forcément à parler, mais on écrit, on chatte et tout ça. C’est un gros changement que ça a fait. Après, j’adore le fait que tout le monde puisse voir, contribuer à ce que je fais et porter un jugement : que ce soit ouvert, que tout le monde puisse voir vraiment ce que je fais.

Frédéric Couchet : Une question : ça ne t’a jamais bloquée potentiellement de te dire, justement, qu’en publiant en logiciel libre donc de façon totalement publique, n’importe quelle personne pourrait regarder ton code, éventuellement le commenter, éventuellement négativement ? Ça n’a jamais été un blocage pour toi ?

Katia Aresti : S’il a raison de commenter ! En fait, je pense que c’est l’expérience qui m’a appris que le code ce n’est pas moi. Le code c’est mon code, c’est le code que j’ai fait, mais ce n’est pas moi. Si le code c’est de la merde, eh bien c’est de la merde quoi ! C’est bon ! Ce n’est pas ma personne qui est de la merde. En partant de là, les gens peuvent porter le jugement qu’ils veulent et s’ils ont raison tant mieux parce que je vais apprendre. Et s’ils n’ont pas raison, eh bien tant pis pour eux ! C’est peut-être à eux d’apprendre.

Frédéric Couchet : D’accord. Il me semble que dans le développement, enfin dans le logiciel libre en général, l’un des avantages c’est qu’il n’y a pas de barrière juridique ni technique à la contribution et à l’amélioration du code. C’est-à-dire qu’en fait on dépend uniquement de ses propres capacités. C’est-à-dire si on a envie de faire évoluer un logiciel et qu’on va y passer le temps, on peut y arriver. Est-ce que c’est ça Emmanuel ?

Emmanuel Raviart : Oui, c’est exactement ça. Le plaisir qu’on a en faisant du Libre c’est qu’à un moment, quand on a un problème en utilisant une bibliothèque ou un logiciel fait par quelqu’un d’autre, eh bien on peut se pencher sur le problème que pose cet outil, regarder son code source, essayer de voir pourquoi et le corriger. C’est vraiment ça l’apport majeur du logiciel libre, c’est cette possibilité, quand on a problème, de ne pas se dire on a une boîte noire. Hop ! On peut se plonger les mains dedans et tenter de résoudre le problème, donc contribuer à l’amélioration du logiciel qu’on utilise soi-même Ça c’est un des aspects très agréable du Libre.

Je voulais peut-être juste ajouter comment moi je suis venu au logiciel libre. En fait, avant je travaillais pour des logiciels Apple et notamment je travaillais sur le Newton d’Apple. Newton c’était une tablette que faisait Apple dans les années 90. Quand Apple a à nouveau recruté Steve Jobs et l’a fait venir aux affaires, Steve Jobs a arrêté le Newton. Moi qui avais commencé à faire une activité autour du Newton, je me suis retrouvé tout d’un coup sans aucun débouché, aucun marché, aucun client. Donc du jour au lendemain j’ai dû trouver une autre activité. Je me suis dit que plus jamais de ma vie je ne dépendrai d’une décision faite par d’autres. C’est aussi pour ça. À ce moment-là j’avais le choix rapidement entre Java qui n’était pas encore libre et les logiciels autour du noyau Linux et le monde, la communauté GNU. Donc c’est à ce moment-là que je suis allé vers Debian, GNU/Linux, enfin tous les outils libres, c’est vrai, et en me jurant que plus jamais je ne ferai de propriétaire. C’est à cause d’Apple et de Steve Jobs.

Frédéric Couchet : Est-ce que tu as tenu ?

Emmanuel Raviart : Non. De temps en temps j’ai eu des très petites digressions en raison de contrats avec des boîtes ou des choses comme ça, mais à chaque fois j’ai regretté. Maintenant oui, je tiens, et je ne fais plus autre chose que du Libre.

Frédéric Couchet : D’accord. Et la capacité de réutiliser son propre travail, je suppose que ça doit faire partie du plaisir. Tout à l’heure tu parlais, Katia, que tu avais travaillé dans une société de services importante. Normalement, quand on développe du code pour un client on ne peut pas le réutiliser pour un autre client, dans le monde traditionnel, alors que dans le monde du logiciel libre, au contraire, on est plutôt encouragé à le faire. Donc je suppose que ça c’est quand même une force incroyable de se dire qu’on a accès au travail passé qu’on a fait, qu’on peut le réutiliser voire l’améliorer.

Katia Aresti : Oui. Après ça bouge tellement vite, les machines, les outils qu’on utilise pour coder, tout ça a tellement changé que franchement, parfois tu es bien content de ne plus utiliser ce que tu as fait il y a 25 ans parce que qu’il y a un nouveau truc qui est mieux. Ça bouge tellement vite que voilà !

Frédéric Couchet : Justement ça bouge tellement vite. J’ai l’impression que toi tu le vis de façon très joyeuse. Ça doit faire partie, justement, de ce plaisir, mais est-ce que ça ne peut pas être stressant quelque part de se dire que dans ce métier-là on doit tout le temps remettre son ouvrage sur le métier parce que ça évolue, effectivement comme tu le dis, très rapidement ?

Katia Aresti : En fait, le truc, c’est que les fondamentaux restent les mêmes. Du moment que tu as les fondamentaux c’est justement une de tes forces. C’est pour ça qu’en revenant aux trucs de l’artisanat et de l’expérience, l’expérience fait que tu apprends à apprendre. Tu apprends à apprendre, tu vas plus vite, les fondamentaux restent les mêmes. C’est juste qu’après il faut passer des heures. On est quand même habitué à faire ça. Après, avec les années, évidemment il faut aussi savoir lever le pied et ne pas se pencher sur les nouveautés, les sirènes de marketing des nouvelles choses et vouloir tout casser juste parce qu’un nouveau logiciel est mieux ou je ne sais pas quoi. Parfois ce n’est pas forcément mieux.

Frédéric Couchet : Évidemment c’est un peu comme les langues naturelles. Apprendre la première langue étrangère c’est le plus compliqué, mais ensuite, apprendre une deuxième langue étrangère, il y a les codes et finalement on s’y remet.

Sur le webchat de la radio dont j’ai parlé tout à l’heure, qui est sur causecommune.fm, on a une auditrice qui nous signale – c’est Marie-Odile qui s’occupe des transcriptions à l’April –, qui suggère à monsieur Emmanuel Raviart qu’il devrait parler avec le ministre de l’Éducation nationale sur le thème de la confiance dans ce qu’on utilise parce que ton exemple avec Apple et le Newton était clair et parlant. Je précise que c’est en lien, évidemment, avec le projet de loi école de la confiance dont je parlerai en fin d’émission.

J’ai une petite question, une remarque de Marie-Odile, qui rajoute « remettre son ouvrage sur le métier n'empêche pas de vieillir » [« empêche de vieillir », NdT]. Comment on vieillit, et on fera une pause musicale après, comment on vieillit dans le monde du développement logiciel ? Tiens, c’est une question intéressante. Est-ce que ça permet de garder le cerveau toujours actif ? Est-ce qu’on n’a pas peur d’être dépassé par la jeunesse ? Toi, Emmanuel, tu as commencé en 4ème, mais aujourd’hui avec tous les codes disponibles, avec toutes les écoles et quand on voit les initiatives autour de l’apprentissage du code, on peut se dire que les petits jeunes qui débarquent vont vous bouffer, quoi ! Emmanuel et puis Katia après.

Emmanuel Raviart : À une époque, il y a deux décennies, on disait qu’un développeur est fini avant 40 ans. Moi j’étais embêté parce que j’allais bientôt atteindre la quarantaine et on me disait que, finalement, je n’aurai plus de métier. C’est aussi une des raisons pour lesquelles j’ai créé mes propres boîtes, mes sociétés de logiciels, c’était pour pouvoir être mon propre salarié.
En fait non. L’avantage qu’on a en codant en étant un peu un vieux, un vétéran, c’est qu’on a mis la main dans le cambouis, dans beaucoup de problèmes, dans beaucoup de choses, donc on a toute une expérience. C’est vrai que les langages évoluent, enfin tout évolue, l’environnement évolue, s’enrichit, les connaissances s’accumulent donc on a de plus en plus d’outils qui font de plus en plus de choses. Mais le fait d’avoir assisté quasiment, enfin moi, aux débuts de la micro-informatique jusqu’au Internet maintenant, jusqu’au téléphone mobile et tout, eh bien ça permet d’avoir des bases qui aident vraiment à bien comprendre les choses. Les jeunes ont des atouts et nous, plus anciens, on a aussi des atouts et c’est très complémentaire. Non, non, je ne me sens pas du tout dépassé.

Frédéric Couchet : D’accord. Katia.

Katia Aresti : Je suis d’accord avec lui en fait. C’est comme dire tu n’as pas peur de perdre ton métier de médecin alors que tu es chirurgien et que ça fait des années que tu fais des choses, parce qu’il y a des petits jeunes qui viennent à l’hôpital. Eh bien non, justement, tant mieux qu’ils viennent ! On va travailler ensemble et on va essayer de faire mieux les choses. Non, je n’ai pas peur.

Frédéric Couchet : D’accord. On va faire une petite pause musicale. Nous allons écouter Blow Out par Franky Barbano et on se retrouve juste après.

Pause musicale : Blow Out par Franky Barbano.

Voix off : Cause Commune 93.1

Frédéric Couchet : Nous venons d’écouter Blow Out par Franky Barbano ; c’est sous licence Creative Commons Partage à l’identique. Les références sont sur le site de l’April, april.org
Vous écoutez toujours l’émission Libre à vous !, sur radio Cause Commune 93.1 FM en Île-de-France et partout ailleurs sur le site causecommune.fm.

Nous poursuivons le sujet du développement logiciel libre avec Katia Aresti ingénieure logiciel chez Red Hat et Emmanuel Raviart développeur logiciel libre. Nous allons poursuivre avec un changement qui n’est pas récent mais qui a sans doute changé radicalement la façon de travailler sur le développement en logiciel libre, c’est notamment l’arrivée des forges logicielles il y a quelques années. Emmanuel, déjà est-ce que tu peux expliquer ce qu’est une forge logicielle ?

Emmanuel Raviart : Une forge logicielle c’est un endroit où on dépose ce qu’on écrit, donc le code source qu’on écrit : au fur et à mesure qu’on l’écrit, par exemple tous les jours, on va déposer la nouvelle version sur une forge et la rendre généralement publique pour tout le monde afin que tout le monde puisse voir ce qu’on a déjà écrit et éventuellement y contribuer, le critiquer, signaler des problèmes. Les forges sont un outil qui s’est vraiment démocratisé depuis, je ne sais pas, dix ans, même quinze ans et qui a vraiment changé la manière de développer. On en parlait en off tout à l’heure, c’est une des raisons qui font que les développeurs, maintenant, sont incités à mettre leur code source ouvert, parce que justement, en mettant leur code source sur les forges, on voit que tel développeur, telle personne a contribué tel jour à tel projet, des choses comme ça. Donc dans cette sorte de CV numérique on voit que ce développeur a beaucoup contribué à beaucoup de logiciels. Avec les forges, les développeurs sont aussi incités à rendre public ce qu’ils font. Ce n’est pas une description des forges mais c’est un impact des forges.

Frédéric Couchet : Tout à fait. Et pour toi, Katia, qui travailles aujourd’hui chez Red Hat, qui utilises des forges, mais tu as aussi travaillé avant, est-ce que ces forges ont changé quelque chose dans ta manière de travailler ?

Katia Aresti : Elles ont changé, oui, parce que c’est beaucoup plus simple, en fait, de contribuer. Moi quand j’ai commencé, quand je finissais mes études en 2005, mon projet de fin d’études portait sur un serveur, un produit open source, mais c’était beaucoup plus compliqué, en fait, de prendre le code, de pouvoir contribuer dessus. C’était un peu plus compliqué, alors qu’aujourd’hui c’est devenu une question de s’inscrire avec son e-mail et après, juste en deux clics, tu peux récupérer le code d’un projet, faire des changements et le partager à nouveau. Les outils sont très avancés justement pour tout ce qui est dire « je voudrais bien que cette personne-là regarde le code que j’ai fait » ; ça devient super collaboratif, ça devient vraiment très social, tu peux suivre des gens, voir leur activité, quels projets open source ils aiment plus que d’autres, en fait liker. Il y a toutes ces notions sociales qui ont agrégé, donc c’est merveilleux je trouve justement ; ici moi je suis du côté optimiste et je trouve que c’est merveilleux de pouvoir travailler comme ça. Donc oui, ça a eu un gros impact.

Frédéric Couchet : Toutes les forges logicielles offrent les mêmes fonctionnalités ou est-ce qu’il y a des fonctionnalités qui sont vraiment essentielles ? Ce sont d’ailleurs deux questions différentes.

Emmanuel Raviart : Elles sont toutes équivalentes.

Frédéric Couchet : Toutes équivalentes.

Emmanuel Raviart : Personnellement j’utilise surtout GitLab qui est une forge logicielle libre, développée en logiciel libre. Parce qu’il y a une forge logicielle libre très célèbre qui n’est pas libre elle-même.

Katia Aresti : C’est GitHub.

Emmanuel Raviart : Voilà. Mais maintenant GitHub et Gitlab sont fonctionnellement équivalentes, avec toutefois un problème c’est que sur GitLab tout le monde peut installer sa propre forge ; ça c’est un avantage : une entreprise peut installer sa propre forge logicielle et mettre ses logiciels. L’inconvénient c’est que le travail des développeurs ne sera pas mis en valeur sur une plate-forme centralisée [décentralisée, NdT], donc il y a une tentation pour les développeurs de tout mettre sur la plate-forme propriétaire GitHub parce que, du coup, on verra bien : toutes leurs contributions sont visibles.

Frédéric Couchet : C’est ce qui permet d’avoir un CV quelque part pour les entreprises de développement.

Emmanuel Raviart : Un CV, parce que les entreprises, maintenant, recrutent beaucoup en regardant ce qui se passe sur les forges logicielles.

Frédéric Couchet : C’est sérieux ça ?

Emmanuel Raviart : Oui, c’est sérieux. Les recruteurs utilisent ça. Ils utilisent aussi un site qui s’appelle Stack Overflow de questions et réponses. On regarde maintenant assez systématiquement ce que tu as fait sur git.

Katia Aresti : Et Linkedin, énormément.

Emmanuel Raviart : Linkedin c’est tout le monde.

Katia Aresti : Linkedin c’est tout le monde, mais je pense qu’aujourd’hui, quand tu es développeur ou développeuse, tu es démarché partout en fait.

Emmanuel Raviart : La première chose qu’on regarde c’est ce que tu as fait comme code source.

Frédéric Couchet : Oui, bien sûr.

Emmanuel Raviart : D’ailleurs j’ai une copine qui, il y a deux jours, me faisait la remarque : elle travaillait dans une boîte et elle a quitté la boîte, le fait que son code source n’était pas public ça lui pose problème parce que, du coup, elle a grand trou dans son CV. On ne voit pas ce qu’elle a fait pendant quelques années en termes de commits ou d’amélioration de code. Du coup c’est un vrai avantage de faire du logiciel libre y compris pour son CV.

Frédéric Couchet : Si je comprends bien, pour une personne qui débute aujourd’hui en faisant du développement logiciel libre, même dans une phase d’apprentissage, finalement le conseil que vous donnez à cette personne c’est de publier tout de suite son code sur une forge logicielle, si possible évidemment une forge logicielle libre, peut-être publier sur deux, je ne sais pas, mais en tout cas c’est de publier tout de suite, même si, finalement, on est en phase d’apprentissage même si le code peut être, je ne sais plus quel terme tu as employé, pas forcément terrible, mais il faut le publier tout de suite, immédiatement ; se lancer dans le grand bain quoi !

Emmanuel Raviart : Oui. Il faut prendre l’habitude, dès qu’on écrit une ligne de code, de faire un petit projet et le mettre sur une forge logicielle. Ça n’est que vertueux. Il y a quelque chose qui est très important sur le logiciel libre : une des grandes qualités du logiciel libre c’est la qualité de son code. Un code écrit qui a été relu, qui est potentiellement relu par d’autres, est de toutes façons mieux écrit qu’un code dont on sait qu’il ne sera pas relu. Ça je l’ai vu dans ma vie : quand je faisais du logiciel propriétaire, je faisais du logiciel de moins bonne qualité que quand je faisais du logiciel libre !

Frédéric Couchet : C’est un peu la loi de Linus, c’est ça, du nom de Linus Torvalds, le créateur du noyau Linux, qui disait : « Plus il y a d’yeux qui regardent un code, plus on peut voir les bugs et les corriger », si je me souviens bien, c’est quelque chose comme ça.

Emmanuel Raviart : Oui. Et puis il y a aussi une incitation : on met quand même un peu son ego quand on publie quelque chose, c’est nous l’auteur donc c’est un peu de nous-même qu’on y met.

Frédéric Couchet : Tout à l’heure, quand Katia a dit que le code c’est le code mais ce n’est pas moi, toi quelque part…

Emmanuel Raviart : Oui. j’aime bien dire que de la même façon que j’essaie de parler à peu près correctement français, j’essaie de programmer à peu près correctement et que ça se voie.

Frédéric Couchet : D’accord. OK. Dans le monde du logiciel libre il y a un terme qui revient souvent c’est le terme « communauté », communauté de développeurs et de développeuses logiciel libre. Est-ce que dans ce terme-là vous vous reconnaissez ? Est-ce que vous pensez qu’il existe vraiment une communauté de développeurs et de développeuses ou des communautés ? Et, deuxième question : comment ça fonctionne au quotidien ? Katia, tu disais tout à l’heure : « Mes collègues sont partout, ils sont sur Internet au lieu d’être dans un bureau ». Toi Emmanuel, tu as sans doute travaillé sur des projets où il y a, pareil, des communautés décentralisées. Ce terme « communauté » vous vous y retrouvez dedans ou pas ? Emmanuel.

Emmanuel Raviart : Énormément. Un logiciel qui n’a pas de communauté est un logiciel qui est mort à terme. C’est comme ça que nous on arrive à reconnaître les logiciels qu’on peut utiliser ou non. Un des grands problèmes quand on développe c’est de savoir quelles sont les briques faites par d’autres qu’on va réutiliser. Ce qui est important c’est de voir si la brique qu’on utilise va être maintenue, va évoluer, des choses comme ça, est-ce qu’on n’est pas en train d’utiliser quelque chose qui va mourir très vite. Un des critères c’est de voir si le logiciel a suffisamment de développeurs. Est-ce qu’il y a des gens qui le soutiennent ? Est-ce qu’il y a des équipes qui le font vivre et tout ? C’est ça une communauté, c’est tout un tas d’utilisateurs, qui utilisent le logiciel, qui font des retours sur le logiciel, qui font de la pub, enfin qui communiquent autour de ce logiciel et qui, éventuellement, contribuent à ce logiciel.

Frédéric Couchet : Katia.

Katia Aresti : C’est exactement ça en fait. Aujourd’hui il y a souvent les mêmes produits, les mêmes projets qui font la même chose et ça va justement contribuer beaucoup : savoir qui l’utilise, quand, comment et c’est par rapport à la communauté des développeurs qui sont autour qui va faire que tu choisis un produit ou un autre, parce que justement tu sais qu’il va être maintenu, qu’il va évoluer, qu’il ne va pas devenir obsolète tout de suite. En fait, si quelque chose devient obsolète, qui le maintient ? Qui fait vivre ça après ? Potentiellement tu vas devoir le changer et changer les choses ce n’est pas facile. Tu ne peux pas juste te débarrasser de quelque chose auquel tu es beaucoup lié.
En plus aujourd’hui, au-delà de ça, il y a énormément de conférences, de meets-up, de soirées, de rencontres à Paris et ailleurs, partout dans le monde, justement pour se rassembler, pour parler, pour discuter et apprendre sur une technologie. Ça, ça fait aussi partie de la communauté.

Frédéric Couchet : Ce n’est pas qu’une communauté « virtuelle » sur Internet, virtuelle entre guillemets, mais ce sont aussi des rencontres physiques.

Katia Aresti : Oui, des rencontres physiques. Notamment moi je suis une des organisatrices d’un meet-up orienté femmes. En fait toutes les soirées qu’on organise sont ouvertes aux hommes et aux femmes, mais c’est vraiment pour mettre en avant le métier de développeuse et attirer la population féminine parce que c’est incroyable ce qu’on fait et ce qu’on peut faire. Ce n’est pas du tout un métier masculin ; déjà, d’ailleurs, je ne crois pas du tout aux métiers masculins ou féminins. C’est vraiment quelque chose qui est génial pour mettre en avant les femmes développeuses comme moi et d’autres, techniques, et attirer plus de femmes à faire ce métier. Ça c’est quelque chose qu’on organise. On fait des soirées techniques pour apprendre ; ce n’est vraiment pas porté sur une technologie en particulier. Le côté communauté c’est beaucoup plus large que juste sur une technologie en particulier.

Frédéric Couchet : C’est Duchess France, c’est ça, sans « e » à « duchesse ». Je précise qu’on consacrera justement une émission à ce sujet-là parce que c’est un sujet essentiel. Ça me fait venir une question qui est là vraiment pour Katia : toi, justement en tant que femme, est-ce que tu es vue différemment des développeurs masculins, à la fois chez Red Hat ou sur les projets communautaires auxquels tu participes ? Ou est-ce que, finalement, tu n’as pas vu de différence ?

Katia Aresti : Dans ma carrière ?

Frédéric Couchet : Dans ta carrière, oui.

Katia Aresti : Si, si, j’ai vu une différence. Si j’ai vu une différence ! Ça fait dix ans que je suis en France, du coup je me suis beaucoup améliorée en français mais quand même, au début je ne le parlais pas aussi bien qu’aujourd’hui. En fait les gens étaient surpris, l’à priori est : tu es nulle ; l’à priori c’est : elle est nulle. Du coup quand ils se mettent à travailler avec moi et que je ne suis pas aussi nulle que ça, que j’arrive à coder et à sortir le travail.

Frédéric Couchet : Ce que tu veux dire c’est que l’à priori c’est que tu es nulle.

Katia Aresti : Souvent, l’à priori qu’on a sur les femmes c’est qu’on est nulles et, du coup, il faut démontrer que tu n’es pas nulle. Alors que l’à priori sur les mecs c’est qu’ils sont forts et, après, tu vas voir que finalement il est nul !

Emmanuel Raviart : Surtout s’ils ne savent pas coder !

Katia Aresti : C’est quelque chose qui pourrait être corroboré par beaucoup de femmes dans le métier, je ne dis pas tout le temps ni tout le monde, c’est un petit regard auquel on est parfois confrontée et heureusement que ça change parce que les stéréotypes changent petit à petit mais de plus en plus. Ça c’est quelque chose que j’ai vécu.
Après, aujourd’hui, dans mon équipe je ne suis pas vue différemment. Je suis jugée comme les autres, mon code n’est pas jugé plus durement que celui des autres ; mon équipe est super. Mais je dois dire aussi que mon équipe ce sont des personnes seniors donc vraiment des gens qui ont beaucoup d’expérience et qui sont super respectueux, super forts et qui sont super habitués à travailler avec tout type de gens et ça fait plaisir.

Frédéric Couchet : D’accord. Tu sous-entends qu’il pourrait peut-être y avoir plus de problèmes avec des développeurs juniors ?

Katia Aresti : Pas forcément. Mais le fait que ce soit des gens seniors qui ont bossé avec beaucoup de gens pendant beaucoup d’années.

Frédéric Couchet : Des profils très différents.

Katia Aresti : En tout cas mon équipe est top. Je n’ai pas à me plaindre.

Frédéric Couchet : D’accord. OK. En tout cas on abordera plus en détail ce sujet-là sans doute avec Katia et puis d’autres personnes, je ne sais pas quand, peut-être en juin ou à la rentrée, parce que c’est un sujet évidemment essentiel. Ça ne fait penser d’ailleurs qu’il y a une école qui va s’ouvrir, je crois que c’est début octobre, qui s’appelle Ada School du nom d’Ada Lovelace la première programmeuse. Vous cherchez sur Internet les références et on aura l’occasion de reparler de ce sujet-là.
Le temps avance, je surveille un petit peu. C’est un métier passionnant et, en plus, on a des invités vraiment passionnants.
Je disais en introduction, je crois, que pour beaucoup de personnes le métier du développement c’est une étape. Je me souviens, quand j’ai travaillé il y a très longtemps dans une autre SS2I traditionnelle, les jeunes qui arrivaient souvent ils étaient plutôt contraints d’être développeurs pendant quelques mois, un an maximum, et après leur priorité c’était de devenir chef de projet. Finalement le chef de projet n’était pas forcément un chef de projet de qualité parce que quand on fait peu de développement, est-ce qu’on est vraiment capable d’encadrer des équipes. Vous c’est visiblement un métier que vous poursuivez. Vous voulez le poursuivre jusqu’à la retraite voire après ce métier de développement logiciel libre ?

Emmanuel Raviart : Oui, sans hésiter.

Frédéric Couchet : Sans hésiter.

Katia Aresti : Je pense que si je peux oui. Ça ne m’attire pas plus que ça le côté chef de projet ou management, tout ça. Peut-être qu’un jour je changerai, mais je m’approche de la quarantaine et je ne crois pas, non ; pour l’instant je n’ai pas envie, je ne trouve pas de satisfactions à ça.

Emmanuel Raviart : Le fait d’être développeur n’empêche pas d’être chef de projet par moments.

Frédéric Couchet : Oui.

Katia Aresti : Bien sûr.

Emmanuel Raviart : Je ne te contredis pas, mais il faut mieux éviter d’être chef de projet quand on est soi-même développeur sur le projet, mais ça c’est un autre problème. Ça n’empêche pas de faire les deux aussi.

Frédéric Couchet : Tout à fait. Je vous parlais en introduction de la pub que j’ai vue dans le métro sur « je veux faire du Java pendant 35 heures ». Les 35 heures, évidemment, c’est le temps de travail officiel aujourd’hui, mais tout à l’heure en intro, juste avant l’émission, on parlait justement de cette notion de durée et même en préparant, est-ce que pour vous ça a un sens de travailler 35 heures sur du développement ou 50 heures ou 20 heures ? Est-ce que justement il faut travailler comme un fou, comme une folle, pendant 50 heures pour faire un bon développement ou au contraire est-ce qu’il faut savoir faire des pauses ? Comment vous vivez ça au quotidien dans votre métier ? Katia tu veux commencer ?

Katia Aresti : Moi je le vis vraiment par vagues. Il y a des moments pendant lesquels je suis vraiment très productive et, du coup, je peux bosser énormément d’heures, mais à d’autres moments j’ai un coup de barre, je suis un peu moins motivée. Donc voilà ! C’est moi qui fonctionne comme ça. Après il faut dire que, du coup, les horaires 9 heures-18 heures, ça ne me convient pas parce que, justement, parfois je peux être super productive la nuit et à d’autres moments je peux être super productive de 7 heures du matin à midi. Donc ça change vraiment. En plus j’ai deux enfants, du coup le fait que je puisse travailler comme ça depuis chez moi dans une équipe distribuée un peu partout dans le monde, ça fait que je peux aussi aménager mes horaires en fonction de tout.

Frédéric Couchet : Et sans ressentir un isolement.

Katia Aresti : Je ne ressens aucun isolement.

Frédéric Couchet : C’est ça qui paraît fort dans ce que tu dis. Ce qui peut inquiéter des personnes c'est de se dire quand je travaille à la maison et que mes collègues sont sur Internet ailleurs, je pourrais ressentir un isolement. À t’entendre, tu ne ressens pas cet isolement.

Katia Aresti : Ah non ! Pas du tout. D’ailleurs j’adore parce que si tu as besoin d’être concentré tu peux te déconnecter un peu. À d’autres moments tu es tout le temps en train de répondre à des questions de ton quotidien. Après si j’ai envie de voir des gens je vais faire du sport ou je vais manger avec des amis à midi si je veux voir des gens physiquement. Je ne ressens aucun isolement du fait de ne pas voir de gens dans l’open space. En plus je ne fais plus la bise. Du coup je suis contente aussi de ne plus être dans un open space

[Rires]

Frédéric Couchet : C’est vrai que ça peut prendre du temps!

Katia Aresti : On pourrait faire une émission complète sur ce sujet je pense.

Frédéric Couchet : Emmanuel, tu vois ça comment ?

Emmanuel Raviart : Exactement pareil, je n’ai pas ce problème de bises.

Frédéric Couchet : Donc toi pareil ! Est-ce que vous arrivez mentalement, des fois, à couper, parce que l’impression que j’ai pour avoir aussi fait un peu développement, c’est qu’à un moment, quand on est sur un truc c’est difficile, on a envie de poursuivre, machin. Est-ce qu’on arrive, à un moment, à couper un peu, à passer à autre chose et sans avoir en tête le problème qu’on est en train de résoudre ? Ce sera une de mes dernières questions.

Emmanuel Raviart : C’est une des caractéristiques de ce métier. Quand tu développes tu construis un échafaudage mental avec tout un tas de briques les unes sur les autres. Dès que tu te déconcentres tu oublies, ce château de cartes s’écroule. Donc quand tu te remets à programmer il faut reconstruire ce château de cartes mental pour redevenir un peu efficace. Donc oui, quand tu es concentré, tu as envie de faire ça pendant de longues phases. Maintenant, ce n’est pas contradictoire avec les 35 heures. Simplement ce sont des longues phases, après il faut couper, faire autre chose.

Moi, ce qui me plaît dans le métier de développeur, c’est de pouvoir de temps en temps passer des semaines à coder très tranquillement, tout seul, et après avoir d’autres phases beaucoup sociales. C’est ce mélange des deux. Cette alternance des deux n’est pas un mélange : quand tu fais du social tu ne développes pas. C’est aussi clair que ça.

Frédéric Couchet : Justement, avant de poser ma dernière question sur les jeunes qui voudraient se lancer, le mot « social » me fait penser, est-ce que quand vous développez vous coupez les notifications des réseaux dits sociaux ?

Emmanuel Raviart : Moi je ne suis pas sur les réseaux sociaux.

Frédéric Couchet : Je sais que tu n’es pas sur les réseaux sociaux. Katia.

Katia Aresti : Moi j’y suis. À un moment donné il faut. À un moment donné il faut vraiment, si tu veux rentrer dans la zone.

Frédéric Couchet : Il faut s’isoler dans la bulle, dans la zone, comme les sportifs.

Katia Aresti : Il faut s’isoler au moins pendant une période de deux heures pour être tranquille parce que sinon ce n’est pas possible, en fait.
Après en revenant au truc « si tu as un souci comment le régler ? », eh bien ça arrive qu’à un moment donné ça ne marche pas, tu fais une pause, tu vas faire du sport, tu vas dormir, tu vas faire autre chose et quand tu es en train de faire cette autre chose-là, d’un coup tu as la solution qui vient toute seule dans ta tête. Ça c’est un truc magique parce que c’est le cerveau qui travaille dans une phase, dans son coin, à reconstruire toutes les piles et ça c’est génial. Il faut faire des pauses.

Frédéric Couchet : Exactement. Emmanuel tu vas faire du sport, te remettre au sport !

[Rires]

Frédéric Couchet : Dernière question : imaginons des gens, pas forcément jeunes d’ailleurs, qui nous écoutent aujourd’hui, qui voudraient se lancer, voudraient découvrir ne serait-ce que pour le fun, parce que tout à l’heure un mot important prononcé par Katia c’est le fun, voudraient se mettre à cette activité de développement logiciel avant éventuellement d’en faire un métier, c’est quoi le conseil que vous leur donneriez à part de publier ce code et se lancer dans le grand bain ? Concrètement ? Katia.

Katia Aresti : Vraiment pour commencer eh bien de participer à une soirée, un meet up.

Frédéric Couchet : Une rencontre.

Katia Aresti : Une rencontre à Paris avec des groupes qui existent pour apprendre un peu plus et peut-être participer à des petits ateliers de deux-trois heures, juste pour découvrir, faire quelques tutoriaux et apprendre. Entrer comme ça, en fait, sur un truc un peu tranquille, chez soi ou avec des gens. C’est le conseil.

Frédéric Couchet : D’accord. Emmanuel.

Emmanuel Raviart : Pour prendre le problème différemment, c’est essayer de trouver un sujet qui vous intéresse vraiment et après dire :sur ce sujet qu’est-ce qui me manque comme outil ? Essayer de commencer par un petit quelque chose que vous pourriez rajouter sur cette problématique, partir d’un problème. Quand vous codez, il faut savoir que vous allez en prendre pour des heures et des heures, donc il vaut mieux prendre un sujet qui vous intéresse plutôt que n’importe quel sujet.

Frédéric Couchet : Une des forces des communautés c’est qu’après, sur des forums, on trouve de l’aide.

Emmanuel Raviart : Partout, sur les tous sujets.

Frédéric Couchet : Quel que soit l’age qu’on a. Je vais faire une petite référence personnelle : mon fils, qui a 13 ans aujourd’hui, à un moment il s’est mis à faire du Python et il a fait des codes pour sa maman qui est professeur des écoles. Il était bloqué, il a été sur des forums et il a eu de l’aide. Par contre je lui ai dit : « Fais attention parce que les gens ne savent pas forcément que tu as 13 ans, ils vont te répondre comme si tu étais un développeur expérimenté. Il faut bien préciser que tu débutes, etc. » En tout cas il trouvait des réponses sur des forums, ce qui est merveilleux et ce qui, effectivement, en revenant sur une discussion de tout à l’heure, à notre époque, enfin quand on a commencé l’informatique, Emmanuel Raviart ou même Katia, ce n’était pas le même cas, il y avait beaucoup moins de forums qui étaient disponibles ou de lieux où on pouvait trouver de l’aide.

Écoutez je vous remercie. Je pense qu’on refera une émission, pas forcément avec vous deux, peut-être avec d’autres, mais sur cette activité, sur ce métier de développement logiciel qui est passionnant. On fera aussi, mais ça c’était déjà prévu, une émission notamment sur les structures qui accompagnent les femmes, qui aident les femmes pour faire des conférences, pour aller vers les métiers de l’informatique et autres parce que c’est un sujet qui est vraiment important, notamment avec Duchess France, il y aussi Open Heroines et d’autres structures. C’est de toute façon prévu de faire ça.

Nos invités étaient Emmanuel Raviart développeur logiciel libre ; Katia Aresti ingénieure logiciel chez Red Hat.

On va faire une petite pause musicale avant d’aborder le sujet suivant. Nous allons écouter Sometimes par Minda Lacy et on se retrouve juste après.

Pause musicale : Sometimes par Minda Lacy.

Voix off : Cause Commune 93.1.

Interview de Philippe Borrel, réalisateur du documentaire Internet ou la révolution du partage, version courte du film La bataille du Libre

Frédéric Couchet : Nous venons d’écouter Sometimes par Minda Lacy, c’est en licence Creative Commons Partage à l’identique. Les références sont sur le site de l’April.
Vous écoutez toujours Libre à vous ! sur radio Cause Commune 93.1 en Île-de-France et sur causecommune.fm partout dans le monde.

Nous allons maintenant passer au sujet suivant avec une présentation, un échange avec Philippe Borrel qui nous a rejoints, qui est le réalisateur du documentaire Internet ou la révolution du partage, version courte du film La Bataille du Libre, documentaire qui a été diffusé sur Arte à une heure absolument incroyable pour toucher le grand public c’est-à-dire 23 heures 55 mardi 7 mai 2019. J’en souris et Philippe Borrel en sourit aussi ; je trouve ça un peu tristounet. Mais le documentaire est disponible en replay comme on dit, donc en rediffusion sur le site de la chaîne Arte jusqu’au 5 juin 2019. Profitez-en, Philippe veut déjà me corriger.

Philippe Borrel : On est en train de se battre pour qu’il y ait prolongation jusqu’au 5 juillet.

Frédéric Couchet : Espérons qu’il y aura prolongation jusqu’au 5 juillet parce que ça permettra notamment dans les écoles de le diffuser, vu que la période scolaire se termine le 5 juillet.

Philippe Borrel, tu es réalisateur de documentaires. Finalement comment, à quel moment tu t’es intéressé à cette question du logiciel libre et du partage du savoir et que tu t’es décidé à faire un documentaire sur le sujet ?

Philippe Borrel : On va dire que c’est par accident, complètement par accident. Tancrède Ramonet qui a fondé la production Temps noir, on se connaissait depuis quelques années, m’a demandé si je voulais bien rencontrer Jérémie Zimmermann, c’était en été 2015, et Jérémy Zelnik qui allait devenir le producteur du film, deux Jérémie. L’un a quitté le projet en cours de route, Jérémie Zimmermann, parce que, après deux ans et demi de réflexion, de notes, de contre-notes, de discussions avec Arte, il y avait une dissension qui apparaissait : Arte, la production et moi on voulait absolument aller sur l’angle d’une mise en perspective de l’apport de la culture libre et des logiciels libres avec l’enjeu des communs, c’est-à-dire l’esprit du Libre qui, comme l’informatique, s’est infiltré.

Frédéric Couchet : Et qui irradie d’autres champs.

Philippe Borrel : Voilà, jusqu’aux champs de la santé, de l’alimentation, de l’accès à la connaissance, de l’accès à l’information, etc., puisqu’on est dans une forme de capitalisme de la connaissance depuis l’émergence de l’ultralibéralisme, du néolibéralisme, donc depuis les années 80, et ça s’est accompagné d’une informatisation du monde donc de la logique du Libre puisque le Libre, étant à la marge, a suivi. Bref ! On voulait faire cette mise en perspective et paradoxalement Jérémie aurait voulu faire un film qui donne la parole aux femmes développeuses, si possible des pays du Sud et sous l’angle de la surveillance généralisée. Il y avait vraiment une dissension, donc il a choisi de quitter le projet. Moi je venais de terminer un autre film qui s’appelle Un monde sans travail ? point d’interrogation, pour France 5, et j’ai commencé à m’immerger, comme je le fais à chaque fois, dans ce domaine.
À chaque film je fonctionne comme un gonzo journaliste ou un gonzo réalisateur qui plonge dans un domaine qu’il ne connaît pas, ce qui était le cas pour tous les sujets que j’ai abordés précédemment, aussi bien La fin de travail ? point d’interrogation que L’urgence de ralentir, Un monde sans humains sur le transhumanisme ou Un monde sans fous sur la crise de la psychiatrie. À chaque fois j’ai envie de plonger dans le sujet en n’ayant pas de conflit d’intérêt, en n’étant pas spécialiste, avec cette volonté de mettre en perspective, c’est-à-dire de créer un puzzle, le film, chaque pièce du puzzle pouvant être un sujet ou un film à part entière. Ce qui est intéressant c’est que ça crée des zones de contraste, des zones de tension et que l’image globale, ensuite, fasse réfléchir et donne des clefs à des gens qui, comme moi au départ, n’ont aucune connaissance du sujet. C’est rendre accessible un sujet qui est méconnu du grand public, que ce soit le transhumanisme dans Un monde sans humains, que ça soit le monde du libre dans La Bataille du Libre ou Internet ou la révolution du partage.

Frédéric Couchet : Donc tu as été à la rencontre des gens, des événements pendant combien de temps en fait ?

Philippe Borrel : En fait à chaque fois je m’immerge ; ça peut durer une année et demie, deux ans parfois. Là ça a duré une année et ça donne non seulement deux versions du film, une de 55 minutes Internet ou la révolution du partage et la version projection-débat de 87 minutes la Bataille du Libre, mais aussi 15 bonus, parce que je tourne beaucoup. Je cherche en faisant, donc je reviens avec 120, 130, 150 heures de rushes. À la fin de la production je m’assure toujours qu’il n’y ait pas de gâchis, en ce sens qu’avec ma camarade monteuse, Marion Chataing que je salue là, on aime monter des bonus, c’est-à-dire des entretiens qui ne sont pas pressurisés par la pression du temps dans un impératif d’efficacité pour le film, mais qu’on laisse se dérouler en longueur, ou des séquences inédites qui deviennent des bonus.

Frédéric Couchet : Je précise d’ailleurs qu’il y a déjà deux bonus que l’April a transcrits, enfin que Marie-Odile, de l’April, a transcrits.

Philippe Borrel : Il y en a maintenant cinq en accès libres sur PeerTube, sur ma page PeerTube, maintenant cinq

Frédéric Couchet : Je précise donc à Marie-Odile qui, en plus, nous écoute, tout à l'heure Marie-odile est intervenue.

Philippe Borrel : Il faut les chercher et les mettre en ligne maintenant.

Frédéric Couchet : Il y en a déjà deux qui sont transcrits, c’est l’interview de Pierre-Yves Gosset de Framasoft qu’on recevra d’ailleurs le 4 juin et aussi l’interview de Hervé Le Crosnier, notamment à la tête des éditions C&F Éditions avec de très bon bouquins autour du logiciel libre, de l’Internet. On a d’ailleurs reçu récemment Stéphane Bortzmeyer pour son livre Cyberstructure.
Comme tu le dis il y a deux versions, la version courte Arte et la version longue. Est-ce que ce sont les mêmes sujets traités ou est-ce que dans la version longue il y a d’autres sujets qui ne sont pas traités dans la version courte ?

Philippe Borrel : Moi je suis assez fou avec le budget, c’est la deuxième fois que je le fais, avec le budget d’un 52 minutes, le budget officiel, les moyens donnés par la chaîne. France 5 pour Un monde sans travail nous avait donné les moyens de faire un 52 minutes et je me suis débrouillé pour faire une version longue qu’ils avaient, eux, validée, Un monde sans travail de 75 minutes, le format long de France 5. Là ça n’a pas marché, donc j'ai fait deux films. Arte n’a pas voulu prendre la version longue pour des raisons qui m’échappent. Mais, en gros, la version courte est comprise, incluse complètement dans la version longue. On va juste un peu plus loin sur les questions de santé, alimentation et la question du commun dans La Bataille du Libre que dans la version courte, forcément.

Frédéric Couchet : D’accord. La version longue, je précise tout de suite qu’il y a des projections-débats. Il y en a peut-être déjà eu une trentaine.

Philippe Borrel : Cette semaine il y en a quatre-cinq, on va atteindre les 40 je pense.

Frédéric Couchet : Je ne sais pas si c’est pour la totalité ou pour certaines, tu es présent lors de cette projection-débat.

Philippe Borrel : Pour l’instant j’étais présent à chacune.

Frédéric Couchet : Tu étais présent à chacune. Si des personnes ou des structures veulent faire une projection-débat, le plus simple c’est de te contacter et il y a des conditions financières, bien sûr.

Philippe Borrel : Il y a des droits. Grâce à la production Temps noir, en accord avec mes producteurs, je suis l’unique ayant droit de la version longue, ce qui me permet de survivre en attendant le démarrage, la signature d’un prochain film avec une des chaînes publiques ; il y a des discussions en cours, j’espère que ça ne va pas trop tarder.

Frédéric Couchet : D’accord. Est-ce qu’il y a un site sur lequel sont référencées toutes les projections-débats ?

Philippe Borrel : Il est en genèse.

Frédéric Couchet : Il est en genèse. D’accord.

Philippe Borrel : François, à Lyon, est en train d’y travailler.

Frédéric Couchet : François Aubriot ?

Philippe Borrel : Oui.

Frédéric Couchet : D’accord. Je salue François Aubriot, entrepreneur libriste à Lyon. Je précise quand même que pour certaines elles sont annoncées sur le site de l’Agenda du Libre et j’encourage les personnes qui organisent ces projections-débats à les soumettre sur l’Agenda du Libre parce qu’après il y a un mot-clé, une étiquette qui est la-bataille-du-Libre, qui permet de les retrouver. Ça permet d’avoir une liste des projections sans avoir à monter un site à partir de zéro. Donc j’encourage les gens à organiser ces projections-débats. Je précise aussi, comme tu l’as dit, que sur Arte c’est encore en replay jusqu’au 5 juin, peut-être jusqu’au 5 juillet.

Philippe Borrel : On y travaille !

Frédéric Couchet : Pourquoi je disais tout à l’heure que le 5 juillet c’est intéressant parce que c’est la fin de la période scolaire et qu’il y a des gens qui ont posé la question : quelles sont les conditions pour utiliser ce documentaire Arte dans les classes ? Il faut savoir qu’en fait, à partir du moment où un documentaire a été diffusé sur une chaîne non payante, il y a une autorisation de diffusion dans la classe de façon longue, c’est-à-dire complète et pas simplement les six minutes. Ce sont les accords entre, disons, les ayants droit, alors je ne sais plus, je crois que c’est PROCIREP le producteur audiovisuel, et le ministère de l’Éducation nationale de l’Enseignement supérieur et de la Recherche il y a quelques années. Les enseignants, dans ce cadre-là uniquement, évidemment, ont l’autorisation de diffuser ce documentaire, que moi j’ai personnellement vu et j’ai aussi vu la version longue. C’est vrai que ça permet vraiment d’accrocher les gens sur plein de sujets ; ça se finit même, la version longue je crois, par la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, si je me souviens bien, et ça se finit par un petit passage de Richard Stallman, le fondateur du mouvement du logiciel libre, qui appelle chacun et chacune à rejoindre le mouvement.

Philippe Borrel : Il dit la résistance.

Frédéric Couchet : Il dit la résistance ? Je ne me souviens plus du terme exact.

Philippe Borrel : À ce moment du film, on n’est plus sur le monde du Libre, on est sur quelque chose de plus global : en fait une résistance contre une logique qui, en ce moment, avance comme un rouleau compresseur et qui concerne tout le monde. Il y a des enjeux écologiques, économiques et sociaux et on peut voir que certaines personnes, dans ce pays, se sont réveillées depuis quelques mois.

Frédéric Couchet : C’est intéressant parce qu’on parle de La Bataille du Libre, d’Internet et on pourrait penser qu’on ne parle que de ça, mais les exemples, quelque part, qui sont les plus frappants et que nous on connaît parce qu’on a un petit peu suivi ça, c’est notamment les tracteurs, les exemples de ces tracteurs sur lesquels il y a des logiciels qui sont privateurs et les personnes expliquent que quand le logiciel ne fonctionne plus, quand il y a un bug, elles ne peuvent plus agir, elles doivent attendre le bon vouloir de l’éditeur, je ne me souviens plus comment. Donc il y a des ateliers de réappropriation de l’outil agricole qui sont organisés. C’est un exemple qui est très frappant parce que c’est relativement récent et on voit la place – tout à l’heure on parlait de développement logiciel – là du logiciel qui est dans un tracteur, qui finalement emprisonne ce tracteur et les personnes qui utilisent ce tracteur. C’est fondamental aujourd’hui.

Philippe Borrel : Et en même temps, ces agriculteurs, ces entrepreneurs de l’agriculture du Middle West au Nebraska, sont prisonniers dans tous les domaines : leur terre est morte et ils ne la possèdent même plus, ils sont endettés auprès de banques. Il faut des engrais, des intrants chimiques sinon rien ne pousse. Les graines sont propriétaires aussi, elles sont OGM. Le tracteur, de plus en plus autonome, est conduit par une machine informatique, donc un code auquel ils n’accèdent pas, ils n’ont pas leur droit de le réparer. Qu’est-ce qu’il leur reste comme pouvoir, comme autonomie ? Ils s’aperçoivent qu’ils sont juste pieds et poings liés, piégés. Ils se sont fait dépouiller de leur savoir-faire d’agriculteur.

Frédéric Couchet : Et on voit des initiatives pour récupérer ce savoir-faire, pour se réapproprier cette connaissance, ce savoir et puis ce contrôle. Tout à l’heure on parlait de contrôle de la part des utilisateurs et des utilisatrices, c’est une réappropriation du contrôle.
Évidemment nous encourageons toutes les personnes à visualiser, à regarder ce documentaire, à inviter Philippe pour des projections-débats, à organiser aussi chez elles des projections-débats parce qu’on a le droit de diffuser dans le cercle familial le documentaire d’Arte.

Philippe Borrel : On travaille à libérer, d’ailleurs, la version courte.

Frédéric Couchet : Justement ça va être ma dernière question. J’ai parlé d’autorisation effectivement dans les écoles, etc. Tu dis que tu travailles à le libérer c’est-à-dire à le rendre vraiment accessible, effectivement après la période officielle, donc sous une licence libre ?

Philippe Borrel : Mon producteur est en train d’étudier les contrats signés avec Arte, etc. Il y a tout un micmac à éplucher. Mais il y a une volonté de rendre Internet ou la révolution du partage accessible à tous et sur la durée. D’ailleurs je remercie celles et ceux qui ont permis ça. Le film est maintenant inscrit officiellement sur Wikipédia, il a une page qui est publique depuis aujourd’hui.

Frédéric Couchet : Oui. J’ai vu ça effectivement, avec les références.

Philippe Borrel : Ce qui est important c’est la durée justement, la visibilité et la durée. Donc merci de partager, surtout quand vous l’avez vu si vous avez aimé.

Frédéric Couchet : En tout cas merci à toi d’avoir fait ce documentaire. J’encourage vraiment toutes les personnes à le regarder, à le diffuser, à en parler, parce que c’est un documentaire qui est réussi on va le dire, très clairement, avec beaucoup d’intervenants que nous on connaît, évidemment, mais que la plupart des gens ne connaissent pas et avec une large gamme de sujets traités.

Philippe Borrel : Vous connaissiez Pierre Dardot ou Benjamin Coriat avant ?

Frédéric Couchet : Oui. Génial !

Philippe Borrel : Oui. Je suis dans une bonne place.

Frédéric Couchet : Exactement. Merci. C’était Philippe Borrel réalisateur du documentaire Internet ou la révolution du partage, version courte du film La Bataille du Libre. Nous allons faire un petit jingle musical.

Jingle basé sur Sometimes par Jahzzar.

Annonces

Frédéric Couchet : Nous approchons de la fin de l’émission, donc les annonces les plus importantes.

Là c’est le projet de loi pour une école de la confiance. Vous allez retrouver sur le site de l’April l’information complète. Je vous encourage à vous rendre sur le site de l’April, car le projet de loi est actuellement étudié au Sénat. Dans ce projet de lieu a beaucoup de soucis évidemment, mais il y a un amendement numéro 187 qui vise à mettre en œuvre la priorité au logiciel libre dans le service public de l’enseignement. L’amendement devrait être étudié normalement jeudi 16 mai dans la journée ou vendredi 17 mai. Nous vous encourageons à contacter les sénateurs et les sénatrices pour leur expliquer l’importance du logiciel libre. Vous pouvez prendre éventuellement l’exemple de l’enfermement de Newton évoqué tout à l’heure par Emmanuel Raviart parce que d’ici là les podcasts seront disponibles. C’est le projet de loi pour une école de la confiance ; les informations sont sur le site de l’April, april.org.

Il y a pas mal d’évènements April qui arrivent et d’autres évènements. Vous allez les retrouver sur le site de l’Agenda du Libre, agendadulibre.org, sur lequel vous retrouvez aussi certaines projections du film La Bataille du Libre.
Par exemple jeudi soir, à la FPH [Fondation pour le progrès de l’Homme] à Paris, il y a la soirée de contribution au Libre ; il y a la réunion du groupe de travail Sensibilisation de l’April avec ma collègue Isabella Vanni.
Le 16 mai, jeudi soir toujours, c’est à Montpellier, il y a un apéro April.
Le 17 mai, vendredi, il y a un apéro April à Marseille. Tout à l’heure Katia Aresti disait qu’il y avait beaucoup de rencontres dans le logiciel libre ; eh bien on confirme, on fait pas mal d’apéros !
Ce week-end nos camarades d’Ubuntu France organisent l’Ubuntu Party à a La Cité des sciences et de l’industrie à Paris dans le 19e avec pas mal de sujets, de conférences et la découverte de logiciels libres mais pas forcément que Ubuntu. Vous pourrez aussi découvrir d’autres distributions logiciel libre comme que Debian. Tu voulais ajouter quelque chose Philippe.

Philippe Borrel : Le film La Bataille du Libre est projeté à Audierne.

Frédéric Couchet : À Montreuil.

Philippe Borrel : Déjà à Audierne jeudi.

Frédéric Couchet : Audierne c’est dans quelle région ?

Philippe Borrel : C’est dans le Finistère !

Frédéric Couchet : Précise !

Philippe Borrel : C’est quasiment à la Pointe du Raz.

Frédéric Couchet : D’accord. Très bien.

Philippe Borrel : Et le lendemain c’est à Brest, vendredi soir, au cinéma Les Studios. J’ai oublié immédiatement le nom du cinéma à Audierne. Pardon. On discutait d’une éventuelle projection lors de l’Ubuntu Party de ce week-end, mais on va voir. Il est diffusé, projeté à Montreuil.

Frédéric Couchet : Exactement. Dimanche je crois.

Philippe Borrel : À Les Chaudronneries, c’est LaLibreRie qui l’organise et c’est dimanche après-midi à partir de 13 heures je crois.

Frédéric Couchet : C’est dimanche, c’est quand ? C’est le 19 mai 2019, pour les personnes qui écouteraient un podcast dans le futur, on précise. Donc pas mal d’événements.

L’émission se termine. Je remercie évidemment les personnes qui ont participé à l’émission : Xavier Berne de Next INpact qui était tout à l’heure avec nous par téléphone ; Kata Aresti ingénieure logiciel libre chez Red Hat ; Emmanuel Raviart développeur logiciel libre ; Philippe Borrel réalisateur de documentaires et de films ; Isabella Vanni, ma collègue, qui est actuellement à la régie avec Patrick Creusot, bénévole à l’April, qui fait des photos et qui aide Isabella.
Vous retrouverez sur le site web de l’April, april.org, une page avec toutes les références citées pendant l’émission. La page est déjà en ligne, je rajouterai les références qui manquent.

La prochaine émission aura lieu en direct mardi 21 mai 2019 de 15 heures 30 à 17 heures. Notre sujet principal portera sur les modèles d’organisation d’entreprises du logiciel libre. Il y aura une entreprise qu’Emmanuel Raviart connaît bien, vu qu’il l'a évidemment fondée il y a quelques années ; elle s’appelle Easter-eggs. Nous aurons Pierre-Yves Dillard d’Easter-eggs et nous aurons également une personne de la Scop 24ème qui fait du logiciel libre et qui a un modèle d’organisation autour de l’entreprise libérée. On expliquera ce qu’est l’entreprise libérée.

Nous vous souhaitons de passer une agréable fin de journée et une belle soirée. On se retrouve en direct mardi prochain et d’ici là portez-vous bien.

Générique de fin d’émission : Wesh Tone par Realaze.