Lettre ouverte à Mme Catherine Tasca
L'APRIL contre la redevance sur les contenus numériques
En ce début de troisième millénaire, il semble que beaucoup de mouvements se créent autour des nouvelles technologies. Afin de ne pas se sentir débordé, et dans le but de se donner encore une illusion de contrôle sur les contenus numériques, l'État préfère émettre des barrières législatives plutôt que de chercher à comprendre les phénomènes et à les réguler. Hier, l'affaire Yahoo. En ce moment, les brevets sur les logiciels. Et ces jours-ci, une nouvelle redevance apparaît sur les supports numériques.
L'APRIL, l'Association pour la Promotion et la Recherche en Informatique Libre (http://www.april.org/), ne peut pas rester insensible à une telle démarche, et ce sur différents points, tant économiques qu'éthiques ou légaux.
Cette redevance part du principe que les auteurs et les sociétés d'auteurs ont un manque à gagner à cause de copies de contenus culturels sur des supports numériques vierges disponibles à la vente sur le marché. Cependant, cette redevance va s'appliquer pour tous les usagers de contenus numériques (et en particulier ceux qui ne font ni n'utilisent de copies de contenus audiovisuels) se contentant de frapper à l'aveugle l'ensemble des consommateurs. Devant une telle pratique, le parallèle avec la célèbre réplique d'Arnaud-Amaury, abbé de Citeaux, lors du massacre de Béziers en 1209 contre les « hérétiques » albigeois : « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens » ne serait pas incongru.
La décision prise en 1985 de faire payer une taxe par cassette achetée était déjà contestée à l'époque. Cela remet en effet en cause la liberté de chacun de sauvegarder le patrimoine acquis, et de pouvoir y accéder en toutes circonstances : le fait de payer pour avoir accès à un contenu musical sur un disque devrait suffire à lui-même si on souhaite passer ce contenu sur cassette, par exemple pour pouvoir écouter ses morceaux favoris en voiture.
Mais ici, il faut bien comprendre qu'à l'origine, autant les cassettes audio et vidéo ont été créées pour contenir respectivement des données audio et vidéo, autant les supports numériques n'ont pas été prévus dans cette optique. Il s'agit de cette récupération d'une utilisation partielle des supports numériques dans le but de créer encore une nouvelle redevance que nous dénonçons ici même.
En effet, la majorité des CD-R et CD-RW n'est pas utilisée pour stocker des données musicales. Cet usage en particulier est estimé d'après le SNEP (Syndicat National de l'Édition Phonographique) à un tiers seulement de l'utilisation des CD-R ; les deux tiers restants correspondent à d'autres types de copie privée. De plus, dans l'ensemble des CD-R utilisés dans le but de stocker des données musicales, une bonne partie, hélas difficile à chiffrer précisément, correspond à des oeuvres libres de droits ou à des copies expressément autorisées par les artistes eux-mêmes.
En comparaison, environ un tiers des CD-R en général est utilisé dans un but professionnel par le monde de l'informatique et plus d'un huitième est utilisé légalement dans un but personnel pour réaliser des sauvegardes, pour stocker des photos de vacances ou encore graver des logiciels libres de manière totalement légale.
La redevance est donc basée uniformément sur l'utilisation de nettement moins d'un tiers des CD-R vierges, sans tenir compte de l'usage majoritairement répandu (l'utilisation informatique) tel qu'il était pratiqué depuis l'origine.
Mais nous n'avons mentionné ici que les supports de type CD-R, et il va sans dire que pour le reste des principaux supports numériques, tels que les disques durs d'ordinateurs, le pourcentage de l'espace de stockage utilisé pour le droit de copie privée est négligeable.
Revenons un court instant sur l'article L321-9 Alinéa 3 du Code de la Propriété Intellectuelle tel qu'il était défini le 3 juillet 1985 : (http://www.sacd.fr/fd_td_copie_privee.htm)
Dans cet article, il était déjà fait exception des médias de stockage informatiques, tels que les cassettes C10 et C15, qui pouvaient cependant fort bien être utilisées dans le but de copier un ou deux morceaux musicaux. Pourquoi y a-t-il donc eu un changement dans la politique de taxation sous prétexte d'une utilisation très particulière d'un support physique qui peut être utilisé dans beaucoup d'autres circonstances ? Pourquoi l'exception informatique a-t-elle disparue depuis du Code de la Propriété Intellectuelle ?
Prenons maintenant quelques exemples :
- Dans le milieu de l'édition, de la publicité : les CD-R et CD-RW sont devenus un moyen des plus économiques pour faire transiter les fichiers très volumineux vers les imprimeries. Quel est le rapport avec les droits d'auteurs musicaux ?
- Chez des fournisseurs d'accès Internet, la Loi oblige l'archivage des traces des connexions des utilisateurs. Les moyens de sauvegarde les plus courants sont les CD-R ou les bandes magnétiques DAT ou DLT, qui ne tarderont pas à être taxées (dans quel but ?).
- Un des moyens de diffusion des logiciels libres est la vente au meilleur prix de logiciels, en particulier sur CD-R. Il n'y a aucune raison de rétribuer les sociétés de compositeurs alors que l'auteur de logiciel libre ne perçoit, quant à lui, directement ou indirectement, aucune royaltie par le biais de ce support de distribution (et c'est son choix).
- Que dire de la place occupée par le système d'exploitation et par les différents logiciels, lorsque bientôt les disques durs seront taxés au volume ?
- Nous nous abstenons de formuler des commentaires en ce qui concerne la mémoire informatique qui peut être utilisée dans les appareils photos numériques pour stocker des photos. Une photo va t-elle donner quelques centimes de plus à la SACEM ?
- Pourquoi payer une redevance lorsqu'on distribue une oeuvre libérée de tous droits, telle que « Les misérables » de Victor Hugo ou la « IXème symphonie » de Beethoven ?
Ces exemples ne sont malheureusement qu'un très bref échantillon des aberrations que pourrait produire ce système une fois mis en place.
Mais le problème ne s'arrête pas là. En effet, la question de la rétribution des auteurs se pose. Dans quelle mesure cette action pourrait-elle favoriser les jeunes talents ? Aucunement ! La redevance, tout d'abord, sera reversée à la SACEM et à la SORECOP, alors que beaucoup d'auteurs et d'artistes n'appartiennent pas à ces sociétés, qui sont très strictes quant à leurs règles d'admission et sont loin d'être gratuites.
Ensuite, une autre partie sera versée à un groupement de producteurs, dont le rôle au sein de l'industrie culturelle est fortement remis en question actuellement vis-à-vis d'abus récents (à ce sujet, voir une interview de Courtney Love, http://www.salon.com/tech/feature/2000/06/14/love/, qui présente bien la situation dans le monde des auteurs qui de plus en plus se plaignent de leur exploitation par les maisons de production).
Enfin, de plus en plus de groupes indépendants prennent leurs distances par rapport à des organismes tels que la SACEM et préfèrent distribuer certains de leurs morceaux gratuitement sur Internet ou encore donnent des CD-R de leurs enregistrements à l'occasion de concerts. Pourquoi de tels artistes, qui ont déjà bien du mal à s'assurer une balance non négative, devraient payer une « rançon » à Johnny Hallyday ? Car la répartition des fonds ainsi récoltés risque bien évidemment de se faire au prorata des oeuvres vendues ou diffusées, marché totalement truqué de nos jours et décidé à l'avance par de gros lobbies financiers.
Car cette redevance ne revient même pas à l'État, elle est légitimée par l'État pour des groupes qui lui sont indépendants. Plus encore, la décision en revient à une commission dont l'impartialité n'est pas clairement établie. Cela pose un sérieux problème moral, qui nous confirme chaque jour de plus en plus le fait que ce n'est plus le gouvernement qui dirige les affaires de la République mais une poignée de sociétés toutes puissantes dont la gestion reste obscure pour la quasi-totalité de la population et qui n'ont que faire des intérêts des citoyens (au niveau Européen, prenons l'exemple de l'Office Européen des Brevets dont la politique en matière de propriété intellectuelle va à l'encontre de l'ensemble des institutions européennes actuelles). D'autant plus que les ventes de contenus audio et vidéo ne se sont jamais aussi bien portées que cette année. Est-ce là un aveu d'impuissance de l'État face à certains lobbies tout rayonnants ?
Au final, cette redevance va même peut-être engendrer de fâcheuses conséquences sur le plan économique. En effet, de nombreux marchés parallèles s'établiront pour aller se « fournir » à l'étranger, par convois ou par commandes sur Internet. Et qui en pâtiront les premiers, si ce ne sont les commerçants français ? Sur ce genre de matériel, la France est en effet largement en tête des redevances imposées, alors que beaucoup de pays de l'Union européenne ne veulent même pas entendre parler de ce genre de redevance.
Imaginons un instant un parallèle avec l'informatique actuelle, où le marché est inondé par des produits de grandes sociétés multinationales. Imaginons que l'on mette en place une redevance qui rétribue les auteurs des logiciels. Une part énorme irait aux géants sous le seul prétexte que leurs logiciels ont un coût et parce qu'ils passent par le circuit « classique » de distribution du logiciel. Mais rien ne reviendrait aux auteurs de logiciels libres, tels que le logiciel bind, qui est à la base même d'Internet tel qu'on le connaît ou même aux auteurs indépendants de shareware, pourtant à la pointe de l'innovation Européenne en matière de logiciels. Pourquoi ne seraient-ils pas rétribués à leur juste valeur ? Parce que ce mode de répartition est tout simplement aberrant et parce qu'il est impossible d'évaluer pertinemment l'impact d'un contenu culturel sur une population à partir du moment où il possède une part de liberté.
De même et pour revenir au matériel informatique, si nous commençons à taxer les disques durs au prorata de la capacité de stockage, la croissance fulgurante du matériel dans ce domaine fera que d'ici 2 à 4 ans, on payera plus en redevance que le coût initial du matériel. Allons nous vers un « droit à l'informatique », réservé aux plus riches ? Cela va totalement à l'encontre de la volonté de M. Jospin, dont une des volontés est la démocratisation en masse de l'usage de l'informatique. Ce n'est pas en créant des redevances illégitimes à tour de bras qu'on va dans ce sens. Il serait plutôt sage non seulement de mettre en place une vraie réflexion avec des personnes compétentes dans le domaine, qui comprennent les enjeux des technologies numériques et qui ne sont pas juges et parties, mais aussi de favoriser au maximum les possibilités d'accès aux ressources d'Internet par le plus grand nombre et ce de la manière la plus démocratique possible.
L'APRIL demande donc purement et simplement le retrait des redevances sur les supports numériques, en particulier CD-R et CD-RW et s'oppose à l'établissement de redevances plus générales telles que celles sur les disques durs ou les mémoires d'ordinateurs. Ce faisant, l'APRIL va dans le sens des pétitions présentes sur les sites http://www.vachealait.com/ et http://www.atcd.f2s.com/, ainsi que de l'action du SIMAVELEC.
De plus, l'APRIL demande à être représentée lors de futures consultations, afin de défendre les intérêts des logiciels libres dont le seul moyen de diffusion est la copie en toute légalité et en toute liberté sur le plus grand nombre de supports numériques possibles.
Fait à Paris, le 16 janvier 2001