Les solutions logicielles en ligne de Google et Microsoft privées d'école

Dans une question écrite du 30 août 2022, le député Philippe Latombe interrogeait le ministre de l'Éducation nationale sur la pratique commerciale de Microsoft consistant à proposer à titre gratuit aux élèves et personnels enseignants l'accès aux logiciels privateurs de sa suite bureautique en ligne, afin de savoir ce que l'administration comptait faire face à cette pratique. Il pointait « l'impression d'une administration vendue à Microsoft ». Dans sa réponse du 15 novembre 2022, le ministère précise que les solutions logicielles de Microsoft et Google – puisqu'elles sont citées –, en tant qu'entreprises soumises au droit américain, n'ont pas leur place dans les écoles.

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Microsoft propose, à un niveau mondial, des licences d'utilisation de la version de base de sa suite collaborative en ligne à titre gratuit pour les élèves et les personnels enseignants. Une pratique qui s'apparente, pour le député, « à une forme ultime de dumping et à de la concurrence déloyale », évidente volonté d'accoutumer les élèves à leurs logiciels, et ainsi de les aliéner dans leurs pratiques informatiques. Le député pointe aussi, à raison, l'impact anticoncurrentiel pour les autres acteurs économiques, incapables de s'aligner sur cette pratique, ainsi qu'un « problème grave de souveraineté, en raison de la localisation des données personnelles sur un cloud américain et de l'extraterritorialité du droit américain ». C'est essentiellement sur ce dernier point que le gouvernement s'exprime.

En effet, poussé à clarifier sa position, le gouvernement explicite que les solutions en ligne proposées par Google et Microsoft, en tant qu'entreprises soumises au droit américain, ne seraient pas conformes au droit en vigueur et ne peuvent donc pas être utilisées au sein des établissements scolaires. Il s'en réfère pour cela à la position de la Direction interministérielle du numérique (DINUM) en application de la doctrine « cloud au centre »1 et à l'avis de la Commission Nationale de l'Informatique et des Libertés (CNIL) exprimé dans la suite de l'arrêt dit « Schrems II » de la Cour de justice de l'Union européenne2 qui a rappelé que le droit américain était moins protecteur que le droit de l'UE sur les données personnelles. On notera d'ailleurs que, lus ensemble, ces éléments posent un cadre juridique clair qui ne concerne pas que les écoles mais bien l'ensemble des administrations, centrales comme territoriales : l'utilisation de ces solutions logicielles ne serait pas conforme au règlement général sur la protection des données (RGPD) et doit donc être proscrite.

Le ministère rappelle enfin la compétence des collectivités territoriales en la matière. Rappel entendu par le député qui interroge alors la ministre déléguée chargée des collectivités territoriales pour savoir si elle entend « émettre une circulaire imposant à ces différentes collectivités de fournir aux établissements des solutions d'environnement numérique de travail (ENT) qui offrent des fonctionnalités de communication et de collaboration respectant les principes du RGPD et de souveraineté numérique ».

N'est-ce vraiment qu'un problème de légalité ?

Quelle qu’en soit la motivation, la conséquence matérielle de cette décision est importante : les écoles ne sont pas un lieu où les élèves ont à être exposés aux pratiques commerciales prédatrices des GAFAM. Cependant, face à l'importance des enjeux, une réponse strictement fondée sur un défaut de conformité légale parait insatisfaisante. Si le droit américain évoluait et était de nouveau considéré comme compatible avec les standards de l'Union européenne en matière de protection des données personnelles, ces pratiques pourraient-elles de nouveaux prospérer ?

Le gouvernement reconnaît pourtant qu' « il est vraisemblable que la mise à disposition gratuite des établissements scolaires d'une suite bureautique vise à inciter un public qui aurait été accoutumé à l'utilisation de ces outils à souscrire par la suite à la version payante de son offre ». Au lieu d'en tirer des conséquences, il prend plutôt soin d'expliquer que le caractère non onéreux d'une offre, la faisant échapper au droit de la commande publique, justifierait son inaction en l'absence d'autre considération légale. Et cela sans même adresser l'évidente volonté de contournement des marchés publics.

La situation exige une volonté politique forte, soucieuse de l'émancipation des élèves et des enjeux de souveraineté, mettant en avant des solutions en logiciel libre, respectueuses des libertés de toutes et tous, des standards ouverts et de l'interopérabilité pour permettre aux élèves de progresser en informatique sans enfermement technologique.

Question écrite de Philippe Latombe du 30 août 2022

M. Philippe Latombe alerte M. le ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse sur la gratuité d'Office 365 pour les élèves et les enseignants. En effet, comme l'annonce le site de Microsoft, « les élèves et les enseignants des établissements admissibles peuvent s'abonner gratuitement à Microsoft Office 365, qui intègre Word, Excel, PowerPoint, OneNote et maintenant Microsoft Teams, ainsi que de nombreux autres outils pour la classe ». De prime abord, la proposition peut sembler attrayante puisqu'elle promet un seul lieu pour l'organisation, l'accès à tout moment, en tout lieu et à partir de n'importe quel appareil. Cependant, cette offre gratuite s'apparente à une forme ultime de dumping et à de la concurrence déloyale. Il semble par ailleurs qu'aucun appel d'offres n'ait eu lieu. Il lui demande s'il peut lui indiquer ce qu'il compte faire face à de telles pratiques commerciales qui, si elles peuvent paraître séduisantes au consommateur, pénalisent fortement les autres acteurs économiques, posent un problème grave de souveraineté, en raison de la localisation des données personnelles sur un cloud américain et de l'extraterritorialité du droit américain et donnent aux très nombreux enseignants qui y sont hostiles l'impression d'une administration vendue à Microsoft.

Réponse du gouvernement du 15 novembre 2022

L'éditeur Microsoft a une politique mondiale pour l'éducation consistant à offrir gratuitement la version de base de sa suite collaborative en ligne. L'article L. 2 du code de la commande publique prévoit que les contrats de la commande publique sont des contrats conclus à titre onéreux pour satisfaire les besoins de la personne publique en matière de travaux, de fournitures ou de services. Les offres gratuites de services sont donc, en principe, exclues du champ de la commande publique.

S'il est vraisemblable que la mise à disposition gratuite des établissements scolaires d'une suite bureautique vise à inciter un public qui aurait été accoutumé à l'utilisation de ces outils à souscrire par la suite à la version payante de son offre, cet avantage indirect n'est pas de nature, à lui seul, à regarder cette prestation comme présentant un caractère onéreux (réponse ministérielle n° 00604 publiée au JO Sénat le 10 mai 2018, p. 2263).

Le ministère chargé de l'économie et des finances indiquait toutefois dans cette réponse ministérielle que « dans un souci de bonne administration et dans la mesure où de tels contrats peuvent avoir une incidence à terme sur la concurrence, les personnes publiques veilleront toutefois à circonscrire l'objet de ces contrats, à en limiter leur durée et, à ne pas octroyer d'exclusivité à l'opérateur économique afin de permettre à d'autres concurrents de bénéficier des gains notamment d'image en résultant. »

Par ailleurs, la circulaire du Premier ministre n° 6282-SG relative à la doctrine d'utilisation de l'informatique en nuage par l'État (« cloud au centre ») invite les différents ministres à s'assurer que les offres de cloud commercial auxquelles ont recours les services et les organisations publiques placés sous son autorité soient immunisés contre toute réglementation extracommunautaire et bénéficient de la qualification SecNumCloud ou d'une qualification européenne équivalente. À cet égard, une note du directeur interministériel du numérique en date du 15 septembre 2021 précise que la suite collaborative Microsoft Office 365 n'était pas conforme à la doctrine « cloud au centre ».

La politique du Gouvernement s'inscrit dans la continuité de l'arrêt du 16 juillet 2020 dit « Schrems II » de la Cour de justice de l'Union européenne et de la position des autorités de contrôle des États membres. Dans un courrier du 27 mai 2021, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) a ainsi recommandé aux établissements d'enseignement supérieur, en l'absence de mesures supplémentaires susceptibles d'assurer un niveau de protection adéquat, de recourir à des suites collaboratives proposées par des prestataires exclusivement soumis au droit européen qui hébergent les données au sein de l'Union européenne et ne les transfèrent pas vers les États-Unis.

S'agissant de l'emploi de la solution Microsoft Office 365, le ministère de l'éducation nationale et de la jeunesse a informé en octobre 2021 les recteurs de région académique et d'académie de la doctrine « cloud au centre » (circulaire du Premier ministre précitée), de la position de la Dinum (note du 15 septembre 2021 précitée) et de l'avis de la CNIL sur ce sujet. Le ministère a ainsi demandé d'arrêter tout déploiement ou extension de cette solution ainsi que celle de Google, qui seraient contraires au RGPD.

Il convient enfin de rappeler que le code de l'éducation prévoit que les collectivités territoriales de rattachement des établissements scolaires assurent « l'équipement et le fonctionnement » et qu'à ce titre, « l'acquisition et la maintenance des infrastructures et des équipements, dont les matériels informatiques et les logiciels prévus pour leur mise en service, nécessaires à l'enseignement et aux échanges entre les membres de la communauté éducative sont à [leur] charge » (articles L. 213-2 et L. 214-6). Les collectivités territoriales peuvent ainsi fournir des solutions d'environnement numérique de travail (ENT) aux établissements qui offrent des fonctionnalités de communication et de collaboration respectant les principes du RGPD et de souveraineté numérique, permettant ainsi de se passer des offres collaboratives états-uniennes non immunes au droit extra-territorial.