Le Libre comme volonté
Discours d'ouverture de la conférence Debian Zeroth, Libre Software Meeting, mercredi 05/07/2000, Thierry LARONDE.
[Épigraphe non citée le jour J]
« On verra se développer des entreprises d'hommes choisis, agissant par équipes, produisant en quelques instants, à une heure, dans un lieu imprévus des événements écrasants. » Paul Valery.
[Discours]
L'objet de cette présentation est la Conférence Debian Zéro, qui se tiendra pendant ces Rencontres Mondiales du Logiciel Libre ; en même temps, mais aussi un peu à part.
Un peu à part, parce que Debian est une organisation singulière. Singulière, parce que basée exclusivement sur le bénévolat. Singulière, parce que Debian assume sa mission qui est d'être une distribution libre, une distribution d'un système d'exploitation dérivé de GNU, et en tire les conséquences ; toutes les conséquences.
En effet, qu'est-ce qu'une distribution ? C'est un effort collectif visant à rassembler les diverses pièces du puzzle que constitue un système d'exploitation, composé d'un noyau, des divers utilitaires essentiels servant à l'utilisation des services proposés par le noyau, et des applications particulières visant à permettre, a posteriori, d'inclure ou de retirer, de mettre à jour, bref de changer les briques logicielles sans briser la cohérence de l'ensemble.
Quelles conséquences tirer de cette définition ? Le système d'exploitation est basé sur _un_ noyau. Si l'objectif est de fournir des systèmes d'exploitation libres, une distribution doit livrer tous les systèmes d'exploitation possibles répondant à ce critère, et donc ne pas se limiter à un type de noyau : Debian fournit des systèmes Debian GNU/Linux, mais aussi Debian GNU/HURD, et tente de réaliser aussi un Debian GNU/FreeBSD, et reflète par ces noms, les diverses contributions : Linux est un type de noyau ; HURD est le noyau développé par le projet GNU de la Free Software Foundation ; quant aux noyaux dérivés de BSD, ils sont « historiques ». Pourquoi cette mention GNU ? _parce qu'un noyau seul ne sert à rien_ : il est apte à fournir des services ; mais encore faut-il pouvoir les lui demander. C'est le rôle de divers utilitaires indispensables, qui ont été majoritairement développés dans le cadre du projet GNU. Il est donc normal que cette contribution fondamentale soit reconnue.
Quand à ce qui revient en propre à Debian, c'est d'assurer la cohérence de cet ensemble a priori hétérogène --- si l'on constate la provenance diverse des éléments, drainés le long des fils de la toile mondiale ---, et de développer les outils d'installation et d'administration du système, par l'intermédiaire d'un gestionnaire de « paquets » pré-emballés qui simplifie les opérations de maintenance.
Debian est donc singulière ; mais Debian est aussi partie d'un tout, d'un tout fournissant les éléments logiciels sans lesquels elle n'aurait plus de sens ; d'un tout évoluant suivant des principes qu'elle ne peut ignorer.
Debian est partie du mouvement du logiciel Libre, et rien de ce qui est Libre ne lui est étranger. Pourquoi éprouver la nécessité de rassembler Debian ? Mais pour les mêmes raisons qui ont rendu nécessaires, à nos yeux, ces Rencontres Mondiales.
Le logiciel Libre est né d'une volonté. « Car vouloir libère »[1]. Rien de ce qui a été accompli par, somme toute, une poignée d'individus --- dont je ne suis pas... ---, ne l'a été par facilité.
La volonté de certains hommes est ce qui permet de lutter contre l'augmentation de l'entropie, l'évolution vers un état probable qui, forcément, est un déclin : les succès du logiciel Libre étaient improbables, parce que le logiciel libre est une entreprise humaine. La réussite du Libre est improbable : elle ne sera jamais la conséquence d'un laisser-faire. Et vouloir cantonner, sous de fallacieux prétextes, les discussions sur le Libre aux seuls aspects techniques, en feignant de croire que ces débats philosophiques sont de vaines querelles politiciennes, c'est, au mieux, avoir la vue courte : car seuls les imbéciles peuvent croire qu'en refusant de militer pour leurs idées, ils empêcheront leurs adversaires de faire avancer les leurs, surtout quand ces adversaires n'ont pour vaincre qu'à jouer d'une formidable inertie...
Quand on entend aujourd'hui certains se gargariser d'un fumeux modèle « bazar », qui serait la panacée du Libre, « bazar » qui ne peut être qu'un gaz d'égoïsmes, voire d'égotismes engagés dans de bruyants et stériles mouvements browniens, on se dit qu'il est décidément plus facile de fournir des maximes, que de comprendre la question.
Le logiciel Libre est un projet humain ; il ne doit donc pas être totalement étranger à l'intelligence.
Pour prendre des termes de thermodynamique, l'intelligence est une grandeur intensive, pas extensive : une somme d'intelligences médiocres n'égalera jamais un génie. Dans la plupart des cas, l'intelligence d'une foule est l'intelligence du moins intelligent du groupe ; il arrive même parfois que l'intelligence de l'ensemble soit strictement inférieure à l'intelligence du plus stupide. Mais il se produit parfois ce miracle, qu'un groupe parvienne à transcender l'intelligence du plus compétent _pour un problème donné_, parce que c'est précisément le plus compétent qui dirige le groupe. Mais le moins que l'on puisse dire, c'est qu'on est alors loin du bazar...
La lutte pour la liberté, dont celle du logiciel, ne sera jamais ni achevée, ni facile, puisque remonter la pente a toujours nécessité quelque effort. Et pour ces combats-là, nul n'est besoin de perdre son temps à convaincre ceux qui ne sont pas intimement persuadés qu'une idée se défend mieux debout !
Pourquoi donc les Rencontres Mondiales ? Pourquoi la Conférence Debian ? Parce que se contenter d'échanges virtuels, c'est transformer une idée révolutionnaire en utopie, puisque l'utopie c'est, étymologiquement parlant, un « non lieu », une idée réalisée nulle part. C'est réduire des groupes qui sont avant tout des groupes d'hommes, avec leur richesse et leur complexité, à des échanges de courriels forcément simplificateurs. Cette idée du Libre n'est pas utopique puisque vous pouvez la toucher aujourd'hui, puisqu'une partie des acteurs du Libre s'est matérialisée ici.
Debian existe, puisqu'elle est là, rassemblée pour un événement dramatique : unité de lieu --- Bordeaux ; unité de temps --- du 5 au 9 juillet 2000; unité d'action --- oeuvrer pour le libre en général, et l'amélioration de Debian en particulier.
Puisque Debian existe, elle a des réussites, mais aussi des problèmes. Ce dont les Debianeurs pourront discuter librement. Et pour ceux qui diraient qu'il faut celer ces ennuis, je répondrais par cette métaphore d'une gloire locale, François Mauriac : « l'autruche cache dans le sable sa petite tête sans cervelle et se persuade que son derrière emplumé n'offense les yeux de personne » [2].
Mais vous pourrez voir aussi le travail de Debian, et Debian au travail, au travers des différentes présentations [..].
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Cette présentation avait pour objectif de vous faire réagir un peu... Vous pouvez même m'engueuler !
Mais quoi qu'il en soit : Bienvenue à Bordeaux !
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note 1: Frédéric Nietzsche, « Ainsi parlait Zarathoustra ».
note 2: dans le bloc-notes daté du 19 décembre 1957.