L'April envoie sa position sur les brevets logiciels à l'OEB

Ainsi que le relatait la rétrospective 2008 de l'April, la présidente de l'Office européen des brevets (OEB), Alison Brimelow a soumis le 24 octobre 2008 à la Grande chambre de recours de l'OEB (EBoA, "Enlarged Board of Appeal"), la plus haute juridiction interne de l'office, un questionnaire conduisant à statuer sur la limite de ce qui est brevetable dans le domaine du logiciel. Avec l'aide de la FFII, l'April a profité de ce recours devant l'EBoA pour envoyer un mémoire en amicus curiæ afin d'exprimer sa position sur les brevets logiciels et ainsi contribuer à ce que la décision des magistrats fonctionnaires de l'OEB soit prise en disposant d'une information reflétant l'opinion des opposants aux brevets logiciels.

Pourquoi un renvoi devant la Grande chambre de recours de l'OEB ?

Si l'on veut schématiser le fonctionnement de l'OEB, on peut considérer que cette organisation inter-gouvernementale non-élue regroupe en son sein un Conseil d'administration − pouvoir législatif chargé de définir les règles de la brevetabilité − et des divisions d'examen − pouvoir exécutif accordant ou refusant les brevets − mais également des chambres de recours techniques − autorité judiciaire interne vers qui l'on peut se tourner pour contester soit un brevet indûment accordé à un tiers, soit lorsqu'on prétend qu'une de ses propres demandes a été injustement rejetée.

Or diverses chambres de recours techniques ayant adopté sur différents dossiers des avis contradictoires quant à la brevetabilité de demandes reposant sur des logiciels, la présidente de l'OEB a saisi la Grande chambre de recours, sorte de cour de cassation interne, pour qu'elle tranche la question.

Il faut noter que cette démarche avait déjà été demandée en 2007 par le juge britannique Jacob, l'un des principaux artisans d'une « doctrine anglaise » ayant abouti au rejet de plusieurs brevets logiciels. Mais à l'époque, sa demande avait été refusée par le prédécesseur d'Alison Brimelow, Alain Pompidou. Pourtant les questions suggérées par Lord Justice Jacob étaient alors très pertinentes.

Les questions posées par la présidente de l'OEB

Le texte adressé à la Grande chambre des recours pose quatre questions. La première demande si un logiciel n'est exclu du champ de la brevetabilité que si la demande de brevet revendique directement un « programme informatique ». Il s'agit de ce qui est appelé dans la terminologie des offices de brevets un « produit programme ». Ce type de revendication a été accepté par l'OEB en 1998 sur un brevet déposé par IBM et vise à offrir une protection directement sur le programme d'ordinateur, qui ainsi protégé nécessite une autorisation du titulaire du brevet pour être distribué, mettant en cause non seulement le concepteur et les utilisateurs d'un logiciel concurrent, mais également ceux qui le redistribuent.

Les trois questions suivantes, découpées en plusieurs sous-questions, tâchent de définir une distinction entre les innovations logicielles qui pourraient être brevetées et les autres. La deuxième question demande ainsi si le fait d'utiliser un média de stockage − donc un support physique − évite à un programme informatique d'être exclu du champ de la brevetabilité. La troisième question s'interroge sur un logiciel produisant un effet technique sur une entité physique du monde réel. Ce cas contribue-t-il au caractère technique de la revendication, la rendant ainsi acceptable ? Enfin la dernière question porte sur l'activité même de programmer et demande si celle-ci implique nécessairement des considérations techniques, suggérant que tout logiciel serait alors brevetable.

La rédaction de ces questions, à l'exception de la première qui est assez directe, laisse à penser qu'elles offrent un chèque en blanc aux pratiques actuelles de l'OEB. En effet, l'OEB a accordé des dizaines de milliers de brevets logiciels en s'appuyant sur le fait que ceux-ci produisaient un effet « technique ». Or les question d'Alison Brimelow ne définissent jamais ce qui doit être considéré comme « technique ». Pire, elles ne demandent pas non plus de le définir.

Il faut comparer cette approche aux questions posées par la jurisprudence britannique que nous avons évoquée ci-dessus :

  1. Quelle est l'approche adéquate que l'on doit adopter pour déterminer si une invention porte sur un objet exclu de la brevetabilité selon l'article 52 [de la Convention sur le brevet européen (CBE)] ?
  2. Comment ces éléments d'une revendication qui portent sur un objet exclu doivent-ils être traités lorsque l'on décide si une invention est nouvelle et apporte une activité inventive selon les articles 54 et 56 [de la CBE] ?
  3. Et particulièrement :
    • a) Un programme d'ordinateur chargé sur un support tel qu'une puce ou un disque dur d'un ordinateur est-il exclu selon l'article 52 (2) sauf s'il produit un effet technique ? Et dans ce cas, qu'entend-on par « effet technique » ?
    • b) Quelles sont les principales caractéristiques excluant les méthodes permettant de réaliser des activités économiques [ou méthodes d'affaires] ?

Force est de constater que la présidente de l'OEB n'a pas souhaité poser de questions aussi simples et directes. La raison est probablement qu'elle a demandé au personnel des chambres de recours de rédiger ces questions, qui restent très proches de leur propre doctrine. Les questions ci-dessus, posées par les juges britanniques, auraient permis d'obtenir des réponses très différentes de la ligne du parti actuelle des organes de l'OEB. Mais on peut douter que l'OEB veuille vraiment des réponses, mais plutôt des confirmations.

Les réponses de l'April

Devant ce constat, la FFII a travaillé pour faire entendre la voix des opposants aux brevets logiciels. Conformément aux règles en vigueur pour la juridiction interne de l'OEB, l'April s'est jointe à l'initiative en envoyant un mémoire en amicus curiæ. Dans un tel exercice, que l'on retrouve fréquemment dans les systèmes judiciaires anglo-saxons, il ne s'agit pas de répondre directement aux questions posées par la présidente de l'OEB, mais de faire part de son expertise afin que les magistrats fonctionnaires de l'OEB puissent donner leur réponse en connaissance de cause.

L'April a ainsi tenu à transmettre à l'OEB sa position globale sur la question des brevets logiciels et à souligner que les pratiques actuelles de l'office, qui a accordé ces vingt dernières années des dizaines de milliers de brevets logiciels, entraient en contradiction avec l'esprit et la lettre de la Convention sur le brevet européen.

Bien entendu, l'April a indiqué que la réponse à la première question se devait d'être négative, car l'exclusion seule de revendications sur des « produits programmes » rendrait acceptable la brevetabilité d'algorithmes.

Pour répondre à la deuxième question, l'April a souligné un certain nombre de décisions des chambres de recours de l'OEB qui ont utilisé le stratagème de revendications portant sur des logiciels sur média de stockage pour contourner l'exclusion de brevetabilité des programmes d'ordinateur. Ce qui a fait dire à Richard Stallman que l'OEB était une organisation corrompue et malveillante.

La troisième question portant sur les « effets techniques », l'April n'a pas souhaité y répondre directement, car c'est en s'appuyant sur cette terminologie sans jamais la définir que l'OEB a ainsi perverti la non-brevetabilité des logiciels. On se souvient que la définition de ce qui est ou n'est pas « technique  avait été au cœur de la directive de l'Union européenne qui menaçait de légaliser les brevets logiciels en Europe, jusqu'à ce que le Parlement européen rejette ce projet en juillet 2005. L'April a donc utilisé une reformulation de la notion de « forces contrôlables de la nature » − qui avait été mise en avant par les opposants aux brevets logiciels durant l'examen de la directive européenne − en demandant de distinguer si la connaissance tirée de l'objet revendiqué relevait du traitement de données − propriété « modale » excluant la revendication de la brevetabilité − ou si ses propriétés étaient physiques ou chimiques, auxquels cas l'objet est brevetable. Cette reformulation s'appuie sur les récentes décisions outre-atlantique ayant permis l'exclusion de méthodes d'affaires, notamment lors de la désormais célèbre affaire Bilski.

Enfin, la quatrième question suggérant que tout développement de logiciel serait « technique » − et par conséquent son résultat brevetable −, la réponse de l'April s'est contentée de réaffirmer que l'activité de laquelle résulte l'objet revendiqué n'était pas un point déterminant pour juger de la brevetabilité et qu'on ne pouvait d'ailleurs que constater que la quasi-totalité des programmeurs prenant connaissance du texte d'un brevet logiciel le trouvait ridicule.

Les résultats attendus du renvoi devant l'EBoA

Il est difficile de pronostiquer ce qui résultera de ce renvoi devant l'EBoA. Ainsi qu'il a été expliqué ci-dessus, la formulation des questions laisse à penser qu'il ne s'agit là que d'avaliser les pratiques de l'OEB pour qu'elles puissent se poursuivre sans scrupules.

Toutefois, il est remarquable que ce renvoi a suscité de nombreux commentaires et que l'on a même atteint un record avec près de 90 mémoires en amicus curiæ envoyés. Il est donc important que dans cette avalanche d'opinions, l'April ait pu, avec l'aide de la FFII, réaffirmer la non-brevetabilité des logiciels.

Il faudra désormais attendre plusieurs mois la réponse de la Grande chambre de recours de l'OEB. Mais quelle qu'elle soit, elle restera confinée à une décision interne à l'office, alors que le sujet des brevets logiciels exigerait une prise de position politique définitive et sans ambiguïté d'instances démocratiques, telles que le Parlement européen.