L'April écrit aux eurodéputés de la Commission JURI sur les dangers des brevets logiciels

Le 4 septembre 2012, l'April a écrit aux députés de la Commission des affaires juridiques (JURI) du Parlement européen pour les informer des risques du brevet unitaire et du retour des brevets logiciels.

Voici le texte de la note envoyée aux eurodéputés (également disponible en version OpenDocument et PDF). N'hésitez pas à vous en inspirer dans vos échanges avec les eurodéputés!

Brevet Unitaire

Cet automne, vous serez amené à vous prononcer sur le projet de règlement sur le brevet unitaire et la création d'une juridiction unifiée des brevets. C'est une opportunité unique de fonder un réel droit de l'Union en matière de brevets, favorisant l'innovation et l'économie de la connaissance, mais à condition de s'attaquer aux problèmes majeurs dont pâtit le projet actuel.

Le système de brevet actuel et la réforme envisagée

Il existe actuellement un système de brevet au niveau européen mis en place par la Convention sur le brevet européen de 1973 et géré par l'Office européen des brevets (OEB). Ce système est cependant souvent considéré comme inefficace car il est complexe et dépourvu de tout contrôle démocratique.

Par conséquent, l'UE prépare depuis 2011 un nouveau projet de brevet unitaire fondé sur la coopération renforcée entre 25 États Membres. Concrètement, ce projet modifierait trois éléments de la législation sur les brevets :

  • Il créerait un titre de brevet unitaire pour tous les États signataires. Aujourd'hui, le titre de brevet délivré par l'OEB requiert également que les brevets soient enregistrés auprès des offices nationaux.

  • Une nouvelle juridiction unifiée serait compétente en premier et dernier ressort pour tous les litiges concernant les nouveaux titres de brevet unitaire. Cette cour serait composée de juges spécialisés et certains acteurs envisagent de n'avoir aucun recours possible devant une cour indépendante.

  • La question linguistique: les brevets seront traduits uniquement en français, en anglais, et en allemand. Les autres langues ne pourront prétendre qu'à une traduction automatique avec toutes les imperfections que cela implique.

Les deux premiers points sont les plus inquiétants et sont à l'origine du report du vote du Parlement en juillet dernier : alors qu'en trilogue un accord avait été trouvé, accord que la commission JURI n'avait pas amendé pour respecter le compromis, le Conseil ne l'a pas respecté en exigeant la suppression d'éléments essentiels du règlement. Une telle suppression rendrait le texte illégal1 et menacerait réellement l'innovation. Mais ce contretemps peut aussi être considéré comme une opportunité, car c'est aussi une nouvelle occasion pour vous d'améliorer le projet.

Des corrections indispensables : des insécurités juridiques menacent l'innovation

Les principales préoccupations des entreprises innovantes concernent le manque de sécurité juridique et d'applicabilité du règlement, l'historique du projet n'ayant rien pour les rassurer. En effet une première version a été jugée incompatible avec les traités par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) qui a indiqué que le projet priverait les États membres et les instances européennes de leurs pouvoirs et remettrait en cause la nature même du droit de l'Union européenne2. De plus, l'accord sur la juridiction unifiée n'a subi que des modifications mineures alors que le règlement sur le titre européen a été ré-écrit : des problèmes demeurent, particulièrement concernant la viabilité de la base légale du règlement actuel, qui pourrait ne pas respecter les traités3.

Pour les entreprises et les innovateurs, cela rend le brevet unitaire sans intérêt : il est peu probable qu'ils déposent une demande pour un brevet qui pourrait être annulé dans quelques mois par la CJUE. Il est donc crucial pour l'innovation et pour l'assurance du droit à un procès équitable que le texte soit amendé, pour une réglementation plus simple du système des brevets, avec a minima la remise en place d'un contrôle démocratique.

La nécessité d'une refonte complète du système des brevets européen

De nombreux acteurs ont appelé à un remaniement complet du système de brevet européen et de la gouvernance de l'OEB, y compris la Grande chambre de recours de l'OEB en 2010 : «Lorsque l’élaboration juridique conduite par la jurisprudence atteint ses limites, il est temps pour le législateur de reprendre la main »4. Toutefois, aucune action n'a été menée depuis et l'OEB continue de délivrer des brevets controversés, comme des brevets logiciels, au mépris de la Convention sur le brevet européen et l'affirmation répétée par le Parlement européen de l'illégalité de telles pratiques5.

Pire encore, le peu de contrôle sur la brevetabilité qui reste serait abandonné, car la juridiction unifiée serait composée seulement de juges « spécialisés » sans aucune possibilité d'appel auprès une cour indépendante. Un tel système n'existe pas en Europe pour aucun domaine du droit, aussi spécialisé soit-il. Cela impliquerait qu'un petit groupe de spécialistes, qui peuvent se connaître et travailler dans les mêmes établissements aurait la possibilité de tout décider concernant le système des brevets. Des contrôles et des contre-pouvoirs doivent être mis en place en garantissant un contrôle démocratique, ce pour quoi le Parlement européen est le mieux placé, et ce qui serait en parfait accord avec le traité de Lisbonne6.

Des solutions pour l'innovation, la sécurité juridique et une justice équitable

Des solutions simples pourraient garantir une telle supervision, et l'April offre son expertise et des suggestions. Parmi celles-ci, l'inscription dans le règlement que la brevetabilité relève en dernier ressort de la compétence du législateur. Comme l'ont montré les procès récents sur les brevets, la brevetabilité est un sujet chaudement débattu et l'UE devrait éviter de tomber dans la situation actuelle des USA; où les procès semblent être devenus la norme plutôt que l'exception. Il est donc crucial que les eurodéputés, en tant que représentants élus, assument une supervision du système des brevets empêchant ces dérives.


 

Pour plus d'informations et des suggestions d'amendements, l'ensemble de notre documentation peut être consultée sur https://www.brevet-unitaire.eu/fr

1 Voir par exemple l'avis du service juridique du Parlement européen lors de la réunion de la commission JUR

2 « L'accord envisagé [...] priverait les juridictions des États membres de leurs compétences concernant l’interprétation et l’application du droit de l’Union ainsi que la Cour de la sienne pour répondre, à titre préjudiciel, aux questions posées par lesdites juridictions et, de ce fait, dénaturerait les compétences que les traités confèrent aux institutions de l’Union et aux États membres qui sont essentielles à la préservation de la nature même du droit de l’Union. ». http://www.april.org/analyse-de-lavis-de-la-cour-de-justice-europeenne-sur-la-juridiction-unifiee-relative-aux-brevets

4 Avis de l' Grande Chambre des recours de l'OEB en date du 12 Mai 2010 concernant une question de droit posée par le président de l'Office européen des brevet en vertu de l'article 112(1)(b) de la CBE, disponible sur http://www.epo.org/law-practice/legal-texts/html/epc/2010/f/ma1.html

5 Pour plus d'avis critiques à l'égard des pratiques de l'OEB, voir par exemple https://www.unitary-patent.eu/fr/content/critiques-de-la-gouvernance-de-loffice-europ%C3%A9en-des-brevets