La 2 CV comme parabole libriste

C’est l’histoire de deux libristes au volant d’une 2 CV. La 2 CV, c’est ce véhicule populaire qui a pris son essor dans les années 50. La mécanique était sobre et simple. En cas de souci, on pouvait ouvrir le capot et, pour peu qu’on ait des connaissances ou des camarades ayant quelques compétences mécaniques, on pouvait identifier le problème et bien souvent le régler. On est loin de cette personne qui n’ouvre pas la porte de sa Tesla pendant la mise à jour1 car elle avait « lu sur Google » que cela pouvait abîmer la voiture.

Nos deux libristes sont donc derrière la ligne de départ d’une belle piste d’un circuit automobile. Notez bien que ces sympathiques personnes n’ont pas vraiment demandé à être là. Elles avaient plutôt prévu un pique-nique. À côté de la 2 CV, une formule 1 avec tous les chevaux qui vont bien à l’intérieur. Cette voiture va être pilotée par un GAFAM quelconque, prenez celui que vous voulez. La piste a, récemment et gracieusement, été refaite par ce GAFAM : les pneus larges accrochent bien mieux désormais, et les édiles venus voir la course ont le sourire aux lèvres. La piste toute neuve va profiter au territoire pour longtemps, et on mesure déjà un impact positif sur l’emploi ces derniers temps. C’est dire.

Le feu va bientôt passer au vert. Le suspens n’est absolument pas à son comble pour les 6 heures de course à venir. Même si vous n’avez jamais conduit une 2 CV ou une formule 1, vous savez déjà qui va gagner. Après tout, il y a des gens dont la motivation pour avancer dans la vie, c’est la « win2 ». Être devant et laisser les gens dans le rétro loin derrière est leur raison de vivre. Et bien justement, ça tombe bien, car malgré les encouragements symphoniques du passager de la 2 CV : « Chauffeuse, si t’es championne, appuiiiiieu, appuiiiiieu, chauffeuse, si t’es championne, appuie, appuie, su’l cham-piii-gnon ! » et bien, la formule 1 « sèche » la 2 CV et la laisse effectivement comme un petit point dans l’horizon de sa caméra arrière. Vous noterez quand même que, pendant la première heure de course, la formule 1 se retrouve à son tour, à plusieurs reprises, dans le rétroviseur de la 2 CV. Bah oui, c’est le principe d’un circuit, c’est fait pour tourner en rond.

Et bim, finalement, contre toute attente, le suspens tombe sur le circuit comme la nuit à l’équateur : au même moment, les deux véhicules subissent une avarie et s’arrêtent au bord de la piste.

Pour la formule 1, on a du mal à avoir des infos sur l’origine du problème. Le constructeur ne veut rien nous dire. Ça pourrait être l’actuateur d’avance qui fait des siennes ; ce qui expliquerait ces nuages de fumée noire que l’on a vus. Ah, on me dit dans l’oreillette que ça pourrait être aussi le frein optoélectronique situé sous les culbuteurs à membrane qui est défaillant et qu’il faut remplacer au prochain passage au stand. Il était pourtant bien spécifié que toute manipulation susceptible d’engendrer une anomalie de fonctionnement de nature à déclencher une panne préjudiciable au bon fonctionnement de la formule 1 était déconseillé. De toute façon, on ne saura jamais, c’est secret. Bref, laissons la F1 aller au stand et allons voir la 2 CV .

Bisque, la réparation touche à sa fin. Le passager a passé son sarouel3 à la conductrice : après quelques déchirements de tissus et un travail d’équipe pour tresser les lambeaux, la courroie défaillante a pu être remplacée. Voilà l’équipage qui redémarre en quête du rattrapage des 42 tours de retard.

Au stand de la F1, ça discute. Le sous-traitant qui fabrique les freins optoélectroniques sous les culbuteurs à membrane n’est plus en capacité de fournir l’ancien modèle. Si le nouveau modèle devait remplacer l’ancien, il faudrait une mise à jour du logiciel de gestion des membranes. Ce serait trop long. Il est suggéré de remplacer la totalité de la voiture. Le hic, c’est que le règlement l’interdit ! Dans un futur proche, il ne faudra pas s’étonner d’une très probable demande de modification du règlement qui est trop contraignant et qui empêche de gagner. Mais en attendant, combien de tours la 2 CV a-t-elle rattrapé ?

24. Mais ce nombre est d’une importance toute relative. L’équipe s’est arrêtée pour pique-niquer et observer les oiseaux de la zone humique qui a été grignotée par les travaux de rénovation de la piste. On y voit encore parfois des grues cendrées et des avocettes lorsque le circuit est déserté.

Bon, eh bien puisque cette course n’en est pas une, il est proposé de conclure avec les paroles de la daronne Pierette de Courbertin qui disait fort justement « C’est vraiment chouette de participer, encore faut-il savoir dans quel cadre on le fait !4 » .

Finalement, que nous dit cette (plus ou moins) subtile parabole de la 2 CV ?
Il y a d’abord cette nécessité de relativiser la responsabilité du logiciel libre : on entend régulièrement ce reproche d’une incapacité à être suffisamment bon, de ne pas être capable de réussir à trouver sa place. On constate parfois même de l’auto-flagellation au sein des communautés libristes. Mais peut-on néanmoins gagner une course à laquelle on n’a pas envie de participer et où la majeure partie des paramètres sont déterminés par d’autres ?

Cette virée en 2 CV veut faire prendre conscience du cadre dans lequel le logiciel libre évolue. C’est un cadre fixé par des puissances financières dont le pouvoir d’influence est largement sous-estimé5. Finalement, une des manières de regarder le Libre, c’est peut-être cette volonté d’ouvrir des voies alternatives. Elles seront toujours là pour le public qui prend conscience, au fil du temps, que le numérique des grandes plateformes est plus toxique qu’il n’y paraît pour notre société. Bref, malgré les injonctions à aller toujours plus vite sans trop réfléchir aux conséquences, continuons ensemble, avec notre diversité et tranquillement, notre travail patient pour un numérique libre et émancipateur.

-- Laurent Costy, avec de nombreuses relectures avisées des membres du CA de l'April --

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