Introduction sur les travaux du Parlement européen concernant une coopération renforcée sur le brevet unitaire

Le jeudi 27 janvier 2011, la commission aux affaires juridiques du Parlement européen a donné son accord pour le démarrage d'une coopération renforcée sur le brevet unitaire. Il ne s'agissait que d'un premier pas, devant encore être approuvé en séance plénière, qui devrait être suivi d'un règlement du Conseil et du Parlement européen.

Le projet de créer un brevet unitaire a déjà été l'objet de plusieurs tentatives depuis bientôt quarante ans. La convention sur le brevet communautaire de Luxembourg en 1975 n'a jamais été ratifiée. L'accord de Luxembourg de 1989 n'est jamais entré en vigueur. La proposition de la Commission en 2000 sur le brevet communautaire a été bloquée au Conseil. Enfin, les travaux engagés en 2007 n'ont pas réussi à rassembler l'unanimité du Conseil. C'est pourquoi, ce que l'on nommait « brevet communautaire », puis « brevet de l'Union européenne » après l'entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, est désormais simplement appelé « brevet unitaire ». Puisque l'exigence d'unanimité pour disposer d'une protection par le brevet sur l'ensemble de l'UE semble hors d'atteinte, le Conseil a reconnu cet échec à la fin de l'année 2010 et s'est résigné à poursuivre le projet en le restreignant aux seuls États membres désirant participer à la coopération renforcée.

Le projet implique en fait deux composantes. L'une est la création d'un brevet unitaire qui permettrait à quiconque, européen ou non, de faire une demande de brevet qui protégerait l'invention qu'il revendique sur l'ensemble du territoire des États membres participant à la coopération renforcée. Actuellement, le brevet européen, délivré par l'Office européen des brevets (OEB) est en fait un agglomérat de brevets nationaux pour lesquels le demandeur doit encore payer des taxes annuelles et qu'il doit défendre devant des tribunaux nationaux, pays par pays.

L'autre versant du projet est justement de mettre en place une juridiction unifiée compétente pour les contentieux à la fois sur l'actuel brevet européen et sur le futur brevet unitaire. Le Conseil a entamé des travaux sur ce point depuis 2007 qui devraient déboucher sur un accord international entre l'UE, les États membres et les autres pays (comme la Turquie ou la Suisse) signataires de la Convention sur le brevet européen (CBE), c'est-à-dire l'ensemble des règles définissant en Europe ce qui peut être breveté et comment, et dont l'OEB assure l'administration.

Ce mécano complexe a soulevé des questions juridiques à propos de la conformité du projet avec les traités de l'UE. En 2009, le Conseil de l'UE a saisi la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) qui devrait rendre son avis début mars 2011. Cependant, en août 2010, une fuite 1 a révélé l'avis des avocats généraux de la CJUE. Ceux-ci objectent notamment que, d'après le projet, les actes juridiques de l'OEB (l'octroi ou le refus d'une demande de brevet unitaire) ne sont pas susceptibles de recours devant un tribunal indépendant et que le nouveau tribunal des brevets envisagé n'a aucune obligation de respecter la jurisprudence de la CJUE, les libertés fondamentales ou les principes généraux de l'Union tels que le principe de proportionnalité.

Bien que l'avis des avocats généraux ne soit pas contraignant, il est probable que l'avis définitif de la CJUE pointera des problèmes juridiques qui pourraient remettre en cause les fondations du projet de brevet unitaire, voire la validité même de l'ensemble du projet. Par conséquent, le Parlement européen, avant de voter quoi que ce soit à propos du brevet unitaire, serait bien avisé d'attendre et d'analyser cet avis.

Il est crucial que le Parlement européen ait le temps nécessaire pour prendre en compte la globalité des informations. En effet, il s'agit de la première fois depuis presque quarante ans qu'il a l'opportunité de donner un avis contraignant sur ce projet.

Ce qui est en jeu est en fait l'ensemble de la politique d'innovation en Europe. Dans le contexte actuel, l'OEB en est l'acteur principal, bien que cette institution soit totalement hors de l'Union européenne. Comme le souligne le professeur Ingrid Schneider2 : l'OEB ayant le pouvoir de délivrer des brevets européens et les chambres de recours internes de l'OEB rendant leurs propres décisions sans contrôle d'un tribunal indépendant, cela revient à ce que l'OEB donne son interprétation de la CBE, i.e. une « prise de décision politique implicite, masquée comme n'étant guère qu'une application technique et administrative du droit ».

Les dérives de l'OEB ont déjà été largement dénoncées : « Alors qu'il est à la base un office délivrant des brevets, l'OEB a l'ambition de piloter la politique des brevets aux niveaux européen et international. Il a sa propre culture d'entreprise, avec une compréhension minime de ce qui se passe à Bruxelles dans un contexte plus global. Les initiatives de Bruxelles impliquant des modifications au système multilatéral du brevet européen sont considérées comme des attaques contre les Saintes Écritures. L'OEB est étroitement lié aux offices des brevets nationaux et beaucoup moins au niveau ministériel des États membres. Récemment, l'OEB a été l'objet de critiques croissantes de la part d'euro-députés et de divers États membres de l'UE sur son manque de contrôle politique. »3. Ces dérives ont notamment donnée lieu à l'octroi controversé de dizaines de milliers de brevets logiciels, alors que le Parlement européen a rejeté à une écrasante majorité une directive sur le sujet en 2005.

Lorsque la CJUE aura rendu son avis, celui-ci pourrait donner d'utiles suggestions sur la manière d'instaurer les contrôles indispensables à un tel système. Le Parlement européen est actuellement censé voter le 15 février alors que l'avis de la CJUE est attendu pour le 8 mars. Un tel sujet mérite que l'on attende une ou deux semaines de plus ! Reporter le vote respecterait même les propres aveux de l'OEB : «  lorsque l'élaboration juridique conduite par la jurisprudence atteint ses limites, il est temps pour le législateur de reprendre la main »4.

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