Interview d'Isabelle Attard le 1er octobre 2014

Informations

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Mme la député Isabelle Attard est interviewée par Alexis Kauffmann le 1er octobre 2014 à l'Assemblée Nationale

  • Titre : Interview d'Isabelle Attard par Alexis Kauffmann le 1er octobre 2014
  • Intervenants : Isabelle Attard, Alexis Kauffmann
  • Réalisation : Lionel Allorge
  • Licences : Gnu FDL 1.3 ou ultérieure, CC-by-SA 2.0 ou ultérieure, Art Libre 1.3 ou ultérieure
  • Durée : 30 mn 3 s
  • Média : Interview_Isabelle_Attard_1er_octobre_2014.sd.webm (243,8 Mo)
  • Logiciels utilisés : Kdenlive pour le montage vidéo et Inkscape pour le générique

Transcription

Alexis Kauffmann : Madame la Députée, bonsoir. Merci de nous recevoir. Pouvez-vous vous présenter très succinctement ?

Isabelle Attard : Oui je peux le faire. Isabelle Attard, je suis députée Nouvelle Donne à l’Assemblée, depuis juin 2012, c’est mon premier mandat, et auparavant j’étais directrice de musée et archéozoologue.

Alexis Kauffmann : Alors justement, directrice de musée puis députée, vous vous êtes impliquée dans la défense et la diffusion du concept du domaine public. Alors, première question un peu naïve, qu’est-ce que le domaine public ?

Isabelle Attard : Je vais vous donner une première réponse. Quand j’avais 9 ans, le domaine public c’était la forêt domaniale où j’allais courir, donc domaine public réservé au niveau territoire. Et puis, en grandissant, le domaine public on commence à comprendre un petit peu que ce n’est pas que ça, que c’est beaucoup plus large et que ça touche surtout tout ce qui est culturel, tout notre patrimoine, et il est vaste, et que ce domaine public il est à la fois pas connu, que les droits ne sont pas connus non plus, par le public. Qu’est-ce qu’on a le droit de faire avec une œuvre du domaine public, qu'est-ce qu'on ne peut pas faire, qu’est-ce qu'on peut faire et pourquoi ? Et que c’est un domaine, finalement, que personne n’arrive à cerner parce que finalement dans la loi il n’est pas cerné non plus. Voilà comment je suis arrivée au domaine public, via l’archéologie, via la terre, qui est un domaine public, qui est un bien commun, et en arrivant sur les œuvres et sur des points beaucoup plus précis.

Alexis Kauffmann : Et il y a un an vous coorganisiez une journée d’étude ici même, à l'Assemblée Nationale, et dans la foulée, vous déposiez une proposition de loi pour consacrer positivement le domaine public.

Isabelle Attard : Oui. Dans le mot positif il y a également l’expression « œuvres tombant dans le domaine public », que j’essaye de réfuter formellement, en disant une œuvre « s’élève » dans le domaine public ou « arrive » dans le domaine public, arrive en grande pompe et pas tombe. Ce vocabulaire-là explique exactement ce qui se passe aujourd'hui, c'est-à-dire qu'on considère qu’une œuvre n’a plus de valeur, ni commerciale ni autre, à partir du moment où elle rentre, elle arrive dans le domaine public, elle n'est plus protégée par le droit d’auteur. C'est comme si elle n'avait plus aucun sens, finalement puisque « n’importe qui », je vais le dire avec de grands guillemets, puisque « n’importe qui » peut faire ce qu’il veut avec cette œuvre, ça n’a plus aucun intérêt. Or c’est faux, c'est parce que c'est le plus grand nombre qui peut en faire enfin quelque chose d'autre, créer avec, parodier, caricaturer, améliorer, faire la suite, etc, c'est parce qu'on peut en faire ce qu'on veut, que ça a un intérêt énorme. Mais rien que le vocabulaire est extrêmement symbolique de ce que pensent les français de ce domaine public.

Alexis Kauffmann : Et plus précisément que contenait cette proposition de loi, sans rentrer dans les détails mais des mesures fortes ?

Isabelle Attard : Ce qui était intéressant c'était tout d’abord de définir ce qu'est le domaine public, et pas dire que c’est une fois qu’on a enlevé ça, ça, ça et ça il reste une œuvre dans le domaine public. Non, une œuvre du domaine public, c’est carré, c'est encadré par des textes et ça veut dire quelque chose. Ce n'est pas juste ce qui reste quand on a épuisé tous les droits. Donc c'était de faire du ménage dans les droits notamment pour la guerre, des auteurs qui ont publié avant telle date et puis on va rallonger, on va rallonger la sauce en termes d'années de droits d’auteur. Il y avait effectivement aussi le fait qu'une œuvre numérisée est bien protégée aussi dans le domaine public. Et là, on s’aperçoit qu'on a un état d’esprit complètement différent dans les pays anglo-saxons, par rapport à la France, en ce qui concerne la numérisation de œuvres. En ce moment la ''National Gallery'', aux États-Unis, a projeté, défini, la numérisation de 400.000 œuvres qui seront en libre accès sur leur site, en HD. Donc on n'est pas là sur des petites vignettes qu’on va pouvoir télécharger pour faire juste une légère observation de l’œuvre, et aucune utilisation ensuite de création ou commerciale. On est sur un vrai partage du domaine public dans ces pays-là.

En France, quand on en parle, on a des réticences de la part de tous les conservateurs ; alors conservateurs, réticences, ça va peut-être un petit peu avec. En tout cas on a un comportement de « non, c'est moi, cette œuvre est conservée dans mes archives, sur mes microfilms, ou dans mes Compactus. Donc ça nous appartient, hors de question qu'on la mette en libre accès et qu'on la mette vraiment dans le domaine public, parce qu’on ne sait pas, finalement, ce que les gens vont en faire. » Mais c’est grave ! En fait, on peut en faire ce qu’on veut ! Et ce n’est pas à un conservateur, ou à un directeur de musée, ou à un directeur de bibliothèque de dire « on ne la met pas dans le domaine public parce qu’on ne sait pas ce qui va se passer après ». Et bien oui, on ne sait pas ce qui va se passer après, et ça, ça s’appelle la création et ça s’appelle l’imagination.

Alexis Kauffmann : Parmi les réticences il y a aussi des réticences très pragmatiques sur la question matérielle.

Isabelle Attard : Bien sûr. Après il y a tout ce qui est droit d’auteur. Le débat avec le gestionnaire de la fortune de Tintin est emblématique en la matière. Il va nous sortir une soi-disant œuvre posthume exceptionnelle, de je ne sais pas d'où, trois dessins, de façon à pouvoir ensuite prolonger encore de 10 ou 20 ans les droits d’auteur et éviter que les œuvres Tintin, l’image de Tintin puissent être réutilisées. Alors j’ai bien conscience que c’est un business énorme. Il suffit pour cela d’aller au musée de la BD à Bruxelles, vous vous rendez compte que les produits dérivés de Tintin, c’est ce qui fait vivre une économie colossale. On en est bien conscient. Mais ça ne peut pas durer indéfiniment. Et ça, c'est un gestionnaire, lui-même n’est pas auteur de quoi que ce soit ; mais par appât du gain, et parce qu’il a envie que cette manne financière dure jusqu’à sa mort, pourquoi pas, on va essayer de modifier la loi et de faire en sorte que, comme aux États-Unis, on se dirige plus vers 100 ans de droits d’auteur que 70. Et c’est triste, c’est très triste, parce que là il y a uniquement l’aspect commercial.

Alexis Kauffmann : Est-ce que vous constatez que en France les institutions culturelles publiques, j'ai envie de dire progressent sur ces questions ? Ils sont de plus en plus ouverts au partage de leurs fonds numérisés sur Internet ?

Isabelle Attard : Je trouve ça extrêmement léger et on peut prendre l’exemple de la BnF, récemment. Il y a un service numérisation, d'agents, de fonctionnaires, à la BnF, chargés juste de numériser leurs œuvres et les documents les plus anciens, etc. Au lieu de ça, Bruno Racine signe un contrat avec ProQuest, dans lequel ProQuest a l’exclusivité de l’utilisation, de la numérisation des fonds anciens de la BnF. Seuls peuvent consulter, ensuite, ces fichiers numérisés ceux qui vont pouvoir aller sur place à la Bibliothèque Nationale de France, et les autres devront payer. Et là on se dit qu’on a juste tout raté, ce sont des œuvres qui sont dans le domaine public depuis des centaines d’années pour certaines. Et, il va falloir qu'on paye, il va y avoir ensuite une différence de traitement entre les étudiants ou les chercheurs ou les amateurs parisiens, qui vont avoir accès à la BnF facilement, et puis ceux qui vont devoir faire 3 heures de TGV pour consulter gratuitement des œuvres qui devraient être gratuites et consultables gratuitement.

Donc on a un progrès dans la prise de conscience qu’il faut mettre à disposition, mais c’est une mise à disposition du bout des lèvres et du bout des doigts. C'est « Oui, oui, on va le mettre, oui on va partager. Oui. Ça fait mal, ça fait très très mal, mais on va partager. » On en est encore là. Et c’est terrible parce que je fais partie du corps des professionnels des musées, je suis attachée de conservation territoriale, dont le but de conserver, mais les directeurs de musées ou les conservateurs, oublient que dans la mission, et c’est écrit dans la loi 2002, dans un musée on doit conserver, certes, mais on doit diffuser, on doit publier, et ça, c'est le contraire de conserver dans un coffre-fort. Donc publions, diffusons les images, numérisées de la meilleure qualité impossible, et ça ne sera que mieux.

Alexis Kauffmann : Que répondez-vous à ceux qui disent j'aimerais beaucoup, mais il va y avoir une conséquence, c'est qu'il va y avoir une perte dans mon budget et comment la compenser. Si j'ouvre complètement les vannes et que je ne me garde pas l'exclusivité pour, par exemple, lorsqu'il y a des gens qui veulent faire des catalogues, comme ça, qu'est-ce que vous leur répondez, à ceux qui ont des craintes peut-être légitimes sur la question matérielle ?

Isabelle Attard : Qu’est-ce qui va se passer lorsque vous avez, oui, un éditeur, prenons cet exemple-là de catalogue, un éditeur qui va vouloir faire un catalogue d'exposition parallèle à l'exposition organisée au Grand Palais, au musée d’Orsay ou ailleurs ? S’il n’a pas accès, gratuitement, à des œuvres qui, normalement, parce que c’est la loi, devraient être accessibles gratuitement, parce qu'elles sont dans le domaine public, il va contourner, il va aller chercher des images qui auront été photographiées en douce, mal photographiées, avec une définition pas idéale pour l'édition, et puis il va publier ces images-là, quand même, parce qu’il a le droit. Et donc on aura un livre, on aura un catalogue d’exposition, on aura un ouvrage sur tel peintre ou tel auteur, avec une qualité de reproduction tellement minable, tellement pas à la hauteur du sujet, que ce livre sera invendable et ne sera même pas utilisable par la structure.

On a eu l'exemple, j'ai eu l'exemple quand j’étais directrice du musée de la Tapisserie de Bayeux, je l'ai dit lors du colloque organisé à l'Assemblée il y a un an, ma direction, mes élus, m’ont obligée à faire du copyfraud. On louait des ektachromes, on louait ensuite des CD de la Tapisserie de Bayeux. C'est du copyfraud. Qu'est-ce qui se passait si les éditeurs n'avaient pas envie de payer 600 euros pour reproduire la tapisserie ? On va sur Internet, on regarde les images qui circulent. On se soucie peu de la qualité des images et puis on va les mettre dans un ouvrage. Le résultat c’est quoi ? Certes, le livre est publié, mais l’image de l’établissement en ressort totalement dégradée. Moi je n’ai pas envie, en tant que directrice du musée de la Tapisserie de Bayeux, de voir circuler dans les librairies ou dans les bibliothèques, des livres récents avec des photos qui ne mettent absolument pas en valeur les objets que je conserve. Ce n'est même pas que ça ne met pas en valeur, c'est que c'est dégradant pour une œuvre millénaire ; ce n'est absolument pas entendable pour un conservateur d'admirer, enfin ce n'est pas admirer, d’observer une dégradation de l’œuvre parce que les fichiers auront été de mauvaise qualité et parce que l’institution n’aura pas mis, elle-même, à disposition, des fichiers HD aux éditeurs et à tous ceux qui veulent travailler sur ce qu'ils ont le droit de travailler, c'est-à-dire le domaine public.

Alexis Kauffmann : Qu'est-ce qui serait le plus important pour le centenaire de la mort ou de la naissance d'un auteur : célébrer symboliquement cette date ou son entrée dans le domaine public ?

Isabelle Attard : Ah non, son entrée dans le domaine public, pour bien marquer le coup. Il faut qu’on sache exactement chaque 1er janvier, tel auteur, tel peintre, tel sculpteur, entre, arrive enfin à la consécration dans le domaine public. Voilà, par exemple, tout ce que l’on va pouvoir faire. Et puis on déroule des exemples ; on pourra, par exemple, faire la parodie de tel ouvrage, écrire la suite de tel autre, peindre tel tableau à la mode de, etc. Imaginez toutes les parodies possibles de « La Guerre de Troie n’aura pas lieu »

Alexis Kauffmann : C'est justement l'un des objectifs du 1er Festival du domaine public. Est-ce que vous pensez que c'est une bonne idée et quels conseils pourriez-vous donner à leurs organisateurs ?

Isabelle Attard : Déjà je pense que la notion de domaine public, je ne suis pas persuadée qu’elle soit vraiment connue du grand public. Encore une fois, domaine public, pour certains c’est la forêt domaniale. Et même, je ne devrais peut-être pas le dire, mais pour certaines personnes dans les ministères, c'était ça. Il faut expliquer un tout petit peu plus pour arriver à la notion d’œuvre littéraire, artistique, etc. Donc déjà je ne sais pas comment on pourrait faire en sorte que la journée du domaine public à Paris soit le moment où on donne une définition, on illustre. Alors peut-être aller davantage se tourner vers les écoles et ce jour-là que chaque professeur des écoles puissent expliquer à sa classe, en prenant un exemple, là je donne juste un piste parce que je suis dans la Commission des affaires culturelles et éducation et que c’est extrêmement lié, mais de se dire que, pourquoi pas, donner par exemple envie aux professeurs des écoles, de choisir une œuvre, et d’expliquer, de tirer les fils et de dire : « Voilà, si cette œuvre-là n’était pas dans le domaine public, on ne pourrait pas faire ça, ça et ça. Mais comme elle l'est, eh bien regardez, vous allez pouvoir dessiner, vous, sur une table, vous allez pouvoir reproduire ce tableau, vous allez pouvoir reproduire tel tableau de Picasso ». Ce n'est pas encore le cas, bon.

Alexis Kauffmann : Kandinsky, Munch, Mondrian entrent dans le domaine public en 2015.

Isabelle Attard : Pour Mondrian c’est génial, on leur dit tout simplement vous prenez un tableau de Mondrian et vous nous refaites une robe Yves Saint Laurent.

Alexis Kauffmann : La question du Logiciel Libre. Comment est-elle perçue par les députés ? En ont-ils entendu parler ? Voient-ils cela comme un enjeu ?

Isabelle Attard : Alors non, non et non. Les députés ne savent absolument pas, dans l'ensemble, je généralise énormément, certes il y a beaucoup de députés, quand même, qui savent ce que c'est que le Logiciel Libre, qui en ont entendu parler, ce n'est pas forcément ceux qui vont s'investir sur les textes où c'est décisif. C'est un petit peu ça le problème, c'est que, on avait des députés qui auparavant, dans la précédente législature, s'occupaient de ces questions-là, qui aujourd'hui ne sont plus dans la Commission culture éducation, donc c'est un peu plus délicat. Déjà il y a peu de monde vraiment au courant des enjeux liés au Logiciel Libre et ensuite qui sont prêts à se battre et à faire passer des amendements pour valoriser le Logiciel Libre, il y en a encore moins. Ce n'est pas évident de leur expliquer parce qu'ils sont habitués, eux, sur leur lieu de travail, en l’occurrence l'Assemblée, à des logiciels Microsoft. Il y a eu une tentative de « former », entre de gros guillemets, de former les députés à utilisation des logiciels libres à l'Assemblée, mais comme il n'y a pas eu d'accompagnement, il n'y a pas eu vraiment de formation pour les faire changer d'habitudes, ils ont tous dit, ce qui était logique, « Non nous on ne comprend pas comment ça marche, c'est trop compliqué, on revient à Microsoft ». Voilà ! C'est tout simple. Et puis peut-être que chez eux ils ont aussi l’utilisation des logiciels propriétaires et que personne ne leur a expliqué l’intérêt des logiciels libres. Donc c'est très, très, très dur, extrêmement difficile de faire passer le message que c'est un combat, que c'est une idée importante pour nous tous.

Alors, je croyais, je croyais qu'avec l'affaire Snowden, qu'avec les écoutes de la NSA, on allait quand même arriver à un niveau d'écoute et que cette question du Logiciel Libre allait être entendable ; que les menaces d'écoutes, que les menaces de voir toute leur boîte mail hackée par quelqu’un à 5 ou 10 000 kilomètres allait quand même les faire se sentir concernés, et en fait non.

Alexis Kauffmann : Pourquoi ? Par le manque de culture sur ces sujets-là ? Vous évoquiez la question des usages et de la pratique. On a tenté d'introduire les logiciels libres à l'Assemblée mais ça n'a pas forcément fonctionné. On voit bien justement avec l'affaire Snowden que ça va bien au-delà et nous dans le Logiciel Libre on a l'habitude de dire que le Logiciel Libre est un mouvement politique, éthique et social, en fait.

Isabelle Attard : Il y a plusieurs choses. Enfin je crois, je pense qu'il faudrait aller poser la question, au lieu de me la poser à moi, il faudrait la poser à des députés qui n'utilisent jamais le Logiciel Libre, qui ne savent pas ce que c'est. Ça serait très intéressant. Ma petite idée est qu'il y a une question de génération, aussi, qu'il ne faut pas négliger. Si on a des députés qui ont soixante ans, ou soixante-cinq, soixante-dix, soixante-quinze, déjà le logiciel tout court ce n'est quand même pas évident ; je me souviens avoir entendu quand même des phrases dans les couloirs de l'Assemblée où c'était clair et net que le député en question n'avait jamais utilisé Internet. Donc à partir de là on peut supposer que le Logiciel Libre ça va être encore plus complexe. Donc il y a un problème de génération, c'est sûr. Ensuite il y a un problème de lobby, extrêmement fort, des logiciels propriétaires, très fort dans le sens où on va vous inviter, comme tous les lobbies, on va vous faire comprendre que Microsoft c'est très bien, que c'est très bien pour les écoles, que c'est très bien pour les classes, qu'il y a des classes patrimoine, des classes informatique aidées par Microsoft et que tout va bien. Que Microsoft est l'ami de enfants et des internautes. Bref.

Il y a cette pression-là aussi et puis il y a un désintérêt complet pour tout ce qui est technique. Quand on touche au Logiciel Libre on rentre quand même dans une certaine technique ; ce n'est pas juste l'écran et je tapote sur mon clavier. On essaie de comprendre ce qui se passe avec les données, une fois qu'elles sont archivées quelque part. On se pose la question. Ça va où ? Qui peut lire ? Qu’est-ce que c'est que des métadonnées ? Qui peut avoir accès à mes informations ? Où elles sont réellement stockées ? Etc. Donc ça demande à aller un petit peu plus loin techniquement parlant. Et là ça bute. Là on se heurte, quand même, à un petit mur d'incompréhension lié à la technologie.

Alexis Kauffmann : Et ça a buté dernièrement avec la loi antiterroriste, par exemple.

Isabelle Attard : C'est exactement ça qui s’est passé. Quand vous avez un rapporteur qui dit qu'il faudra prendre l'avion pour contourner et aller consulter des sites bloqués, c'est qu'il n'a pas du tout compris que c’était possible de chez lui. Les internautes, les citoyens français qui ont l'habitude d'utiliser leur ordinateur, et ils sont de plus en plus jeunes, savent quand même comment l’utiliser et manipuler et ce qu'on peut en faire et ce qu'on ne peut pas en faire. Et ce qu'il est possible de faire en 2014 qu'on ne pouvait pas faire en 2012. Quand vous avez un raisonnement politique qui ne tient même pas compte des avancées technologiques et de ce qu'on peut faire aujourd'hui, alors la représentation nationale, comme je l'ai dit à Bernard Cazeneuve, oui se ridiculise.

Alexis Kauffmann : Quels sont les prochains grands sujets et grandes batailles à l’Assemblée autour du Logiciel Libre, d'après vous, si vous en voyez ?

Isabelle Attard : Déjà, nous avons relancé toute la série de questions budgétaires à tous les ministères pour savoir s'ils avaient évolué dans leur gestion de leurs logiciels, la part du Libre par rapport au logiciel propriétaire. Certains ont commencé à nous répondre, pas tous, donc on va voir s'il y a une évolution. Le but est d'avoir un suivi comme ça, chaque année, à la fois pour les obliger à faire cette réflexion eux en interne. On pose la question « Combien vous dépensez pour le Logiciel Libre et pour les logiciels propriétaires ? » Donc ils sont obligés d’aller regarder, finalement, les comptes. Et peut-être que la pédagogie va arriver comme ça en se disant « Ah oui, finalement c'est cher ! » Et si c'est par le prix qu'on arrive à un intérêt pour le Logiciel Libre, même si on sait pertinemment que c'est loin d’être le seul intérêt du Logiciel Libre, je me dis que c'est un moindre mal de rentrer et de s'y intéresser par ce biais-là. Et après on arrivera à faire passer le message que c'est important, parce que vous gérez, vous avez la main sur vos données et que ça ne disparaît pas dans la nature et que vous pouvez les modifier comme vous voulez et que c'est vous qui en êtes maître. Et ça, c'est toujours un petit peu regrettable parce que si on pense au documentaire « Spécial Investigation » de Canal Plus, il n'y avait que la mention du prix, finalement, sur l'aspect Logiciel Libre. Or on sait que c'est un argument parmi trois ou quatre qui sont nettement plus importants liés à la thématique des données qui disparaissent et qui sont volées, surveillées, épiées,etc.

Alexis Kauffmann : Et dans votre travail d'expertise autour du Logiciel Libre, est-ce que vous vous appuyez sur des associations, sur tout ce tissu, ou sur Internet qui grouille d'informations et d'expertises autour du Logiciel Libre ?

Isabelle Attard : Il y a à la fois beaucoup d’associations qui défendent l'utilisation du Logiciel Libre et qui essaient de l'expliquer, elles aussi, avec beaucoup de pédagogie et puis il y a aussi les autres, c'est-à-dire il y a tous ceux qui vont lutter pour limiter l'impact du Logiciel Libre en France. Il faut savoir jongler avec les deux. On voit bien les réactions suscitées à chaque fois par les interventions, on va caricaturer « pro logiciel libre ». Ce n'est pas qu'on est pro Logiciel Libre, c'est qu'on essaie d'expliquer : c'est quand même plus intéressant, protecteur et plus intéressant financièrement. Dès qu'on commence à dire que c'est peut-être un peu mieux, qu'il faudrait s'y intéresser, on a toute une armée, un bataillon d'entreprises, qui viennent vous dire « Halte là ! Il faut que ça soit la libre concurrence » ; non mais la libre concurrence ça marche une fois que vous avez une réputation identique, une fois que vous avez réussi à faire passer le message que le Logiciel Libre existe. Si vous mettez une couverture sur le Libre éternellement et que la directive, la circulaire de Jean-Marc Ayrault n'est pas appliquée non plus, vous n'allez pas avoir une vraie concurrence ou un vrai choix. Voilà !

Alexis Kauffmann : Qu'est-ce que les citoyens et associations peuvent faire pour aider le travail des députés sur ces sujets, de manière concrète ?

Isabelle Attard : Demandez des rendez-vous à vos parlementaires. Faites le job. Ils sont là ; les députés et les sénateurs ont des permanences, d'accord, à l'Assemblée, en circonscription. Vous constituez un collectif, vous êtes une organisation citoyenne qui défendez les associations du Logiciel Libre, vous demandez un rendez-vous vous dites « Voilà nous sommes une asso, nous sommes un collectif, on voudrait vous expliquer pourquoi c'est important ». Ça va me simplifier le travail, quelques mois plus tard, lorsque je déposerai les amendements en faveur du Logiciel Libre j'aurais peut-être davantage de collègues qui vont se dire : « Oui c'est vrai, je me souviens, j'ai reçu un groupe de personnes très intéressantes, la dernière fois, chez moi, je comprends mieux ». C'est tout. Et là c'est abordable, on va dire, c'est faisable par chaque collectif dans n'importe quel endroit de France, c'est possible.

Alexis Kauffmann : Ce qui peut relier le domaine public et le Logiciel Libre c'est la notion émergente des biens communs, des communs. Est-ce que cela vous intéresse, c'est une grille de lecture, une matrice intéressante selon moi, ou selon nous, pour étudier un certain nombre de mouvements et d’énergies qui opèrent actuellement. Est-ce que la notion de communs vous intéresse ?

Isabelle Attard : C'est tellement large et c'est tellement passionnant, quand on parle de biens communs, Silvère Mercier ne me contredira pas, de connaissances ouvertes et c'est le mot partage qui vient en premier. Si on partage nos biens communs, quels qu'ils soient, on va vers une création exponentielle, on peut en faire ce que l'on veut, et c'est normal, parce qu'elles n’appartiennent à personne en particulier. Cette notion de biens communs, j’avais commencé à la toucher du doigt lorsque j'habitais en Suède. Il y a, on va dire, une loi commune, c'est peut-être un petit peu dur à traduire en français, qui vous dit que vous pouvez installer votre tente, vous pouvez aller n'importe où dans ce pays. On ne peut pas vous empêcher de vous asseoir sur la gazon à côté de la maison de tel propriétaire parce que la terre est un bien commun. Vous ne devez pas abuser, bien sûr. Et ceux qui ne sont pas très au courant de cette réglementation vont en profiter pour laisser leur poubelle, en bien commun, sur la propriété de n'importe qui. Mais déjà il y avait cette notion de partage de l'espace public. Aujourd'hui on est confronté aux sociétés qui vont faire le monopole de l'eau et on a très vite compris à tel point c'était une denrée extrêmement rare, qui allait devenir extrêmement rare et précieuse, donc aujourd’hui, certains contrôlent l'eau qui est un bien commun et qui ne devrait jamais être contrôlée par une entreprise privée. Mais on commence à revenir et certaines collectivités reprennent la main sur leur gestion de l'eau. Là ça devient plus intéressant.

Les biens communs c'est tellement large et c'est tellement précieux qu'il faut arriver à l'expliquer, qu'il faut arriver à expliquer ce que ça provoque de ne plus s'en occuper et de le laisser aux mains de quelques-uns. Et que ce soit avec l'extension des droits d'auteur ou le fait de pratiquer le copyfraud, d’empêcher la numérisation des œuvres, d'avoir une société privée qui va garder le contrôle de la gestion de l'eau et des nappes phréatiques, etc, on s'aperçoit qu'on a toute une société qui cherche à mettre la main sur nos biens communs et qu'en opposition à ça, que pour notre survie, il faut qu'on lutte pour l'étendre et empêcher cette prise de contrôle, ce monopole de quelques-uns sur les biens de tout le monde.

Alexis Kauffmann : Une toute dernière question un petit peu plus provocatrice. Je caricature à l’extrême quelqu’un comme comme Bernard Stiegler, qui dit « demain soit c'est les biens communs soit c'est Marine Le Pen ». Qu'est-ce que vous pensez de cette alternative radicale et caricaturale ?

Isabelle Attard : Pourquoi pas ? Pourquoi pas. Si on part avec ce concept-là, en fait, c'est comme si on compare l'ouverture du cerveau avec rétrécissement des neurones. C'est-à-dire que Marine Le Pen représenterait un carcan dans lequel on va essayer de mettre tout le monde et on ne va plus pouvoir bouger, alors je ne sais pas exactement ce qu'elle pense exactement du projet de loi antiterroriste, mais si je me mets à sa place, comme l'Islam ce n'est pas bien, on va surtout empêcher tout le monde de voyager, et puis alors la Turquie non, Chypre non plus. Il y a cette notion d'enfermement, de réduction, ce n'est plus la peine de penser, ce n'est pas ça l’objectif de Marine Le Pen, donc extrêmement réducteur et de plus en plus rétréci, étroit, comme vision de la société, avec un éclatement vers le partage et la multiplication des utilisations qu'on pourrait faire de chaque œuvre, de chaque territoire, de chaque litre d'eau. Et là ça donne le vertige parce qu'on peut faire tout ; on peut tout imaginer. Dans ce sens-là je comprends qu'il y ait une opposition formelle entre les deux visions : l'une vous rétrécissez, vous mettez des œillères et dans l'autre vous pouvez imaginer ce que vous voulez.