Interview de Richard Stallman
Ce document est une interview réalisée sur l'IRC par Robert Levin (lilo@varley.openprojects.net) le 13 juin 1998 sur le channel #gnu. Ce document est une retranscription non officielle, et peut être sujette à des erreurs.
La traduction à été effectuée par Katixa Rybalka (rybalka@finacor.com) pour APRIL.
Sébastien Blondeel (Sebastien.Blondeel@lifl.fr), en a effectué une qui est disponible sur www.linux-france.com/article/these/interview/rms/SomeNet-19980623/
Richard Stallman : Bonjour.
Robert Levin : Bonjour à tous. Au nom de Some.Net et OpenProjects.Net, je voudrais vous souhaiter à tous la bienvenue sur le forum de SomeNet avec Richard Stallman. Je me présente, Robert Levin, votre modérateur pour cette soirée! Il y a toujours quelques personnes qui prennent leurs places... Bon, je pense qu'on peut commencer. Le forum de ce soir prendra la forme de questions/réponses modérées, et si la discussion en parallèle vous intéresse, elle se fera sur le canal #GNU-d plus tard dans le programme. Nous accepterons des questions, mais soyez un peu patients, et mille excuses si nous n'avons pas le temps de répondre à tous, il y a du monde ce soir : )
Donc, je vous présente notre invité spéciale. Richard M. Stallman est probablement plus connu comme l'auteur de Emacs et la GPL, ainsi que le fondateur de la Free Software Foundation (FSF). Son premier contact direct avec le monde de l'informatique fut en 1969 au New York Scientific Center chez IBM. En 1971, il est entré dans le service d'intelligence artificielle de MIT... Il a débarqué à l'improviste et fut embauché le même jour (il était encore simple étudiant a Harvard à l'époque). Richard reçut une bourse (fellowship) de $240 000 de la MacArthur Foundation et fut indispensable au développement et à l'ouverture de la communauté du Free Software. Il est l'auteur de la General Public License (GPL) de la FSF et de la Library GPL (LGPL), qui furent essentiels au succès de Linux.
Nous allons bientôt commencer le programme, mais je voudrais d'abord signaler la présence ici de plusieurs personnalités actives dans l'univers du logiciel libre... et un petit bonjour à Alan Cox, un vieux hacker Linux. Nous avons en plus Mike McLagan (je n'ai jamais réussi à épeler ton nom :) l'administrateur des pages web linux.org... Bienvenue, Mike!
Arnt Gulbrandsen de Trolltech était là il y a quelques minutes, si tu es toujours là, salut ! Nous avons plusieurs développeurs Debian de #debian, Marcus Fleck, le modérateur de comp.lang.python.announce, et j'oublie sûrement une dizaine d'autres personnes que j'aurais voulu présenter. Nous venons d'avoir ComdrTaco, Rob Malda du fameux Slashdot, qui mérite nos applaudissements pour son travail sur Slashdot.org et Scoop de freshmeat.org.
Au fait, je dois des excuses à notre invité... après moins de cinq minutes de discussion, j'ai utilisé l'appellation Debian que je voudrais maintenant corriger à Debian GNU/Linux. Richard-nous pourrions peut-être démarrer la discussion en vous demandant de commenter sur la différence entre ma première appellation et ma correction, et les raisons pour cette correction . : )
RMS : Vous me recevez ?
RL : Oui, nous voyons vos remarques.
RMS : GNU/Linux est une version modifiée du système d'exploitation GNU, qui utilise un noyau Linux.
RL : RMS, un très grand pourcentage des utilitaires utilisés avec le noyau Linux, sont en faite des utilitaires de la Free Software Foundation, n'est-ce pas ? Peut-être pourrions nous commencer par vos débuts en informatique. Quel était, d'après vous, le premier programme vraiment important que vous ayez écrit, et quelles étaient vos motivations pour écrire ce programme ?
RMS : La Free Software Foundation collecte des fonds pour financer les travaux sur GNU. Mais la majeure partie du travail sur le projet GNU est assurée par des bénévoles. Le projet GNU a démarré avec l'objectif de créer un système d'exploitation, complet, libre, et Unix-like. Pendant ce processus, nous avons écrit beaucoup des programmes nous-mêmes (utilitaires et autres) et nous avons aussi trouvé beaucoup de programmes écrits par d'autres personnes pour diverses raisons mais qui se sont avérées utiles pour le développement du système entier. Donc les arbres de cette forêt ont étés plantés par beaucoup de personnes, mais l'existence même de la forêt-le système d'exploitation en entier-est dû à la mission du projet GNU, et à sa volonté de créer cette forêt.
RL : Vous avez clairement accompli cela. Il est difficile de parcourir une liste de distribution de logiciels libres sans voir beaucoup de programmes FSF et de code sous GPL.
RMS : Une fois de plus, vous comptez les arbres. Au début, les gens disaient que de créer un système d'exploitation en entier, c'était trop de boulot et qu'il était ridicule de tenter le coup. Donc, la plus grande réussite du projet GNU n'est aucun des logiciels en particulier, ni même la GNU GPL. Sa plus grande réussite a été d'établir l'objectif de créer un système entier libre et d'écrire des programmes, des licences et des manuels en vue de combler les trous du système à venir.
RL : RMS, selon vous, quel est le rôle du noyau Linux dans ce scénario... a-t-il une place, ou est-ce qu'il sert simplement de bouche-trou ?
RMS : Le noyau est un élément majeur, essentiel au système d'exploitation. C'est donc un logiciel capital.
RL : Mais est-ce que c'est avec ce noyau en particulier que vous voulez vous retrouver ? On a beaucoup entendu parler de Hurd depuis quelques années... d'après vous, est-ce le successeur logique ?
RMS : Je ne sais pas si l'idée de 'successeur logique' a vraiment un sens dans ce cas. Linux fonctionne très bien en tant que noyau ; nous n'avons pas *besoin* d'un autre noyau. Mais puisque l'architecture de Hurd est plus puissante et plus flexible, et puisqu'il est plus ou moins opérationnel, j'aimerai le voir achevé. Faire avancer la technologie, c'est moins important que de se battre pour la liberté, mais c'est quand-même une bonne chose a faire.
RL : Ce mot 'liberté' vous tient à coeur... récemment, il y a eu beaucoup de discussion autour de la terminologie... 'logiciel libre' contre 'open source'. Pourquoi est-ce 'logiciel libre' le terme approprié pour les actions de votre communauté?
RMS : Eric Raymond m'a dit qu'il était choqué par mes priorités-je préfère assurer la liberté qu'avancer la technologie, mais je pense être bien accompagné. Au début des années 80, j'ai du effectuer un choix: soit utiliser des logiciels propriétaires (non-libres), et accepter un style de vie dans lequel partager avec autrui s'appelle 'piratage', ou alors arrêter l'utilisation des ordinateurs, ou encore... créer une alternative. Pour avoir cette alternative, il nous fallait un système d'exploitation libre, qui ne subirait pas d'interdiction de changer et d'être partagé. D'où le projet GNU. C'est l'idée que si un système d'exploitation libre est disponible, les gens ne penseront pas que leur seuls choix résident dans le domaine propriétaire.
RL : Donc, pour vous, c'est une question politique et philosophique? Liberté dans le sens civique du terme? Y a-t-il des implications pour la société en générale?
RMS : Absolument. Avec la liberté de parole et la liberté d'association, il existe aussi la liberté de partager l'information d'utilité générale avec les autres. Ceci devrait être un droit inaliénable. La GNU GPL a été établie pour assurer l'incessibilité de ce droit pour tous les programmes diffusés sous GPL.
RL : Comment voyez-vous cette liberté mise en opposition avec le concept de propriété? Etes-vous un philosophe du genre propriétaire, et est-ce que pour vous, la propriété intellectuelle tient-elle la même valeur que la propriété physique?
RMS : Les droits de propriété sont des systèmes mis en place par les gens pour régler les affaires entre eux. Ces systèmes sont complexes et contiennent beaucoup d'éléments paramétrables. Les droits de propriété ne sont qu'une partie du complexe de systèmes que nous utilisons. Ils devraient être évalués au même titre que d'autres structures: ont-ils de bons résultats pour ceux qui s'en servent? Je ne pense pas que l'idée de propriété, ou les détails spécifiques d'un système de droits de propriété en particulier, ait quoi que ce soit de sacrée. Je pense que les droits de propriété qui ont trait aux objets matériels donnent, pour la plupart, des résultats satisfaisants ici aux Etats-Unis. Cependant, quelques détails de notre structure laissent à désirer. Les marchés sont susceptibles aux instabilités, voir par exemple le cycle du monde des affaires et le phénomène des riches qui s'enrichissent. Divers plans gouvernementaux ont été crées pour contenir ces instabilités. Malheureusement, notre gouvernement est actuellement dominé par le monde des affaires et ne tente plus d'assurer que la prospérité est partagée par toutes les couches de la société. Quand Reagan soutenait des plans qui redistribuaient la richesse aux riches, il y avait une opposition pour le contrer. Mais depuis, beaucoup de Démocrats ont rejoint son point de vue, et Clinton n'a plus à dire les mots 'trickle down,' ou même besoin de défendre cette politique.
RL : RMS, est-ce pour cela que votre démarche en faveur du logiciel libre a été non-gouvernementale, c'est à dire un accord de licence privé? Pour éviter d'essayer de bouger des montagnes qui résistent? (ou: Votre démarche en faveur du logiciel libre a travers un accord de licence privé, a-t-elle été motivé par l'inertie structurelle du gouvernement?
RMS : De toute façon, je pense qu'il est raisonnable de posséder maisons, voitures ou sandwiches. Mais si un type de droit de propriété en particulier n'apporte, de façon générale, que malheur et crainte, il faut le supprimer ou le modifier. Beaucoup ne se rendent pas compte que les droits d'auteur et les brevets sont considérés par le système légal américain comme étant des structures artificielles gouvernementales, qui entravent les droits naturels des gens. La mission déclarée de ces structures est de promouvoir le progrès, c'est à dire, un intérêt public. Le 'copyright bargain' (compromis du droit d'auteur), est utilisé pour décrire ce système: le public paye en perdant certaines libertés, et en échange, plus de livres sont édités. C'est généralement raisonnable comme idée, mais moi, j'apprécie la liberté de partager avec les autres, et je n'y renoncerai pas pour voir éditer plus de logiciels.
RL : Donc vous pensez que les brevets pour les logiciels, en particulier, ne seraient pas d'un intérêt public?
RMS : C'est un mauvais compromis. Les brevets pour logiciels sont vraiment une mauvaise idée, car ils empêchent le progrès plutôt que de le faire avancer. Mais tout à l'heure je parlais de droits d'auteur. Il ne faut jamais parler de brevets et de droits d'auteur ensemble, ou généraliser entre les deux. Ils n'ont presque aucun détail en commun.
RL : Oui, mais en pratique, les deux n'ont-ils pas eu pour résultat l'accumulation de beaucoup de droits de 'propriété intellectuelle' par de gros organismes bureaucratiques? Il semblerait que les droits de production des brevets et droits d'auteur soient rarement détenus par leurs auteurs.
RMS : Il est vrai qu'à ce niveau étendu d'abstraction, ils mènent au même résultat. Mais quand on commence à vouloir traiter le fond du problème, les détails prennent toute leur importance.
RL : Selon vous, quelles sont les réussites des diverses versions de la GPL, et quels ont été les échecs? Qu'est-ce qui a bien marché pour vous, et qu'est-ce qui a mal tourné, par rapport à la mise en pratique de vos licences?
RMS : Je ne sais pas quoi répondre. La portée de la question est tellement étendue que ça ne m'évoque rien.
RL : Y a-t-il une clause en particulier ou une tournure de phrase qui a engendré des polémiques dans le monde du logiciel libre-qui aurait besoin d'être reformulée?
RMS : Je pensais peut-être changer les conditions de la distribution des binaires sans sources-pour dire qu'on peut distribuer les sources par Internet. Actuellement, l'obligation est de les avoir disponible par correspondance. Dans les années 80, le courrier était ce qui convenait à la plupart des gens, mais maintenant, l'Internet est plus pratique pour la majorité. Je vais peut-être ajouter des phrases pour clarifier la situation par rapport aux liens dynamiques.
RL : Si j'ai bien compris, et n'hésitez pas a me corriger, la GPL exige que vous fournissiez vos patches si vous éditez un travail dérivé. La LGPL (Library GPL) exige la même chose, mais si vous créez un lien dynamique (ce qui serait bien pour les bibliothèques) votre propre source liée n'est pas considérée comme 'combined' ou dérivée?
RMS : Je ne décrirai pas la situation en ces termes car ce n'est pas suffisamment précis. Mais c'est plus ou moins exact, pour la GPL et la LGPL. La LGPL a été conçu pour autoriser les liens vers des logiciels non-libres, il est donc logique d'autoriser plusieurs types de liens. La GPL, par contre, est étudiée pour interdire les liens vers des logiciels non-libres. Il est donc essentiel que ce point ne dépende pas du type de lien utilisé.
RL : Donc, si vous faites simplement un lien dynamique avec la GPL, une tournure de phrase modifiée pourrait servir à clarifier que la publication du code source de tout ce qui est lié est obligatoire?
RMS : Au fait, la décision d'utiliser la GPL ou la LGPL pour une bibliothèque, est stratégiquement très importante. Parfois il vaut mieux utiliser la GPL pour que la bibliothèque soit disponible seulement pour les logiciels libres.
RL : Quels sont les circonstances dans lesquels il vaut mieux utiliser la GPL plutôt que la LGPL?
RMS : Je ne pense pas que l'on devrait avoir comme objectif de rendre un programme spécifique aussi populaire ou utile que possible. 'Think globally, act locally' (ayez une optique globale, agissez à l'échelle locale). Je pense que le but est de rendre l'univers du logiciel libre aussi compétent que possible, et ceci à long terme. Pour une bibliothèque précise, peut-être que le mouvement du logiciel libre peut profiter de ses avantages alors que les développeurs de logiciels propriétaires n'y ont pas accès. Par contre, si la bibliothèque en question concerne quelque chose qui est déjà largement disponible dans le domaine propriétaire, il n'y a plus grand chose à tirer en limitant son utilisation aux logiciels libres. Donc, autant utiliser la LGPL.
RL : Donc, il faudra peut-être s'adapter à quelques programmes non-libres à court terme, mais le but est d'éventuellement remplir ces fonctions avec du logiciel libre.
RMS : Absolument. L'objectif du projet GNU est de remplacer les logiciels propriétaires, pas de les améliorer.
RL : Question du public... l'un de nos spectateurs voudrait savoir pourquoi il est si difficile d'obtenir un programme de traitement de texte qui soit réellement libre.
RMS : Maintenant que nous avons des systèmes GNU/Linux 100% libres dans nos machines, nous n'y installerons plus aucun logiciel non-libre. Sauf, peut-être, dans le cas de figure ou l'installation d'un programme non-libre nous aiderait à tester son éventuel remplaçant libre. Pour ce qui est du traitement de texte, nous travaillons sur une extension de Emacs qui serait capable de faire du traitement de texte WYSIWYG. Le système GNU devrait fournir le traitement de texte, mais ne devrait pas forcer ses utilisateurs a choisir entre ce dernier et toute la puissance de Emacs. La seule solution réellement viable est de les fournir ensemble. Si quelqu'un veut travailler sur ce projet, qu'il m'envoie un mail en suivant.
RL : Dans ce cas précis, que pensez-vous de l'annonce faite par Corel, comme quoi ils vont porter leurs programmes propriétaires à GNU/Linux? Est-ce une bonne chose, par rapport à la communication? Ou est-ce que cela encourage l'utilisation du logiciel propriétaire de façon inutile?
RMS : Un logiciel propriétaire ne fais jamais partie de notre communauté. Il peut avoir des effets indirects qui profitent au logiciel libre, mais au fond, il a été conçu pour séparer les utilisateurs de leur liberté.
RL : Est-il possible que des organismes tel que Corel et Netscape cooptent et marginalisent les gens par ce processus?
RMS : Si les programmes en question sont utiles, il faut leur créer des remplaçants libres. Je ne pense pas que les gens soient cooptés directement par un logiciel propriétaire. Cependant, si les gens commencent à penser qu'un logiciel propriétaire est bien car il peut encourager l'utilisation du système GNU/Linux, il y a problème.
RL : Donc, peut-être devrions nous simplement utiliser ces opportunités pour recenser les besoins de la communauté en programmes libres?
RMS : Il est important de ne pas s'arrêter au système d'exploitation et d'ignorer le reste de ce que nous voulons faire avec l'informatique. Si nous voulons faire quelque chose avec un programme, nous ne devons pas accepter moins qu'un logiciel entièrement libre pour effectuer ce travail. Il nous fallait *d'abord* un système d'exploitation libre, parce que sans OS on ne peut rien faire. Mais maintenant que l'OS libre existe, nous devons chercher à créer des logiciels libres pour effectuer d'autres taches.
RL : Au sujet du logiciel libre contre le logiciel propriétaire, problèmes de licence [...]
RMS : D'encourager l'utilisation d'un OS libre par le biais de logiciels non-libres est une vision étroite de la question. Si quelques personnes en plus se mettent à GNU/Linux parce qu'un programme Corel y est disponible, je ne vais pas leur dire de retourner de là où ils viennent. Mais je ne vais pas non plus dire que le logiciel propriétaire de Corel est une bonne chose.
RL : Récemment, il y a eu beaucoup de discussion autour de l'affaire Qt et KDE... je voulais vous demander, si vous voulez bien, de nous parler de toute cette affaire.
RMS : Simplement parce que ça a encouragé quelqu'un a utiliser GNU/Linux. Qt est une bibliothèque qui semble être techniquement utile, mais n'est pas un logiciel libre. Comme tous les programmes non-libres existants, il ne fait pas partie de la communauté du logiciel libre. KDE est un programme libre qui nécessite Qt pour fonctionner. Le résultat est paradoxal: alors que KDE est un programme libre, il est inutilisable dans un système d'exploitation libre, car il n'existe aucun moyen de le faire fonctionner sous un système libre. Pour faire fonctionner KDE, il faudrait installer Qt, ce qui rendrait le système plus entièrement libre. Les developpeurs de KDE pensaient prendre un raccourci en se servant de Qt-mais le résultat, en fait, est que ce n'est pas la bonne tache qui a été faite. C'est comme si on disait, 'On peut construire cette partie de la voie plus rapidement si on ne la fait pas [...]
RL : Bon, pour certains de nos participants qui s'interrogent toujours sur le problème de la licence Qt... Je ne veux pas prendre trop de questions là-dessus, mais pourriez vous nous dire, selon vous, ce qui 'brise' la licence Qt en tant que logiciel libre?
RMS : [...] se connecter avec le reste de la voie.' C'est peut-être vrai mais en attendant, si la voie ne connecte pas, le train ne peut pas passer. Il faudrait que je relise la licence Qt; ça fait plusieurs mois que je ne l'ai pas lu, et je ne me rappels plus.
RL : Bon, voyons...
RMS : Il me semble que c'est soit que la licence Qt est limitée à une distribution non-commerciale, ou alors que la distribution de versions modifiées n'est pas autorisée, ou peut-être les deux. L'une ou l'autre des restrictions rend un programme non-libre. Mais je ne me rappel plus quelle restriction s'applique à Qt. Au fait, la licence Qt dit qu'il est autorisé de faire des liens entre Qt et d'autres programmes sous GPL, mais si vous le faites, vous êtes en violation de la GPL. Si les auteurs d'un programme sous GPL veulent autoriser sa liaison avec Qt, ils peuvent le faire.
RL : Donc sans même tenir compte des défauts que vous y trouvez, sa connexion à la GPL ne marche tout simplement pas?
RMS : Il est clair que, par exemple, les auteurs de KDE ont cette intention, c'est donc permis *pour KDE*. Mais si vous voulez lier Emacs avec Qt vous devez demander l'autorisation à la FSF, et je peux vous assurer que la réponse sera négative. La raison pour laquelle Emacs est distribué sous GPL est d'empêcher son association à des programmes non-libres. Les versions dérivées de Emacs doivent obligatoirement être libres.
RL : Tant que nous sommes sur le sujet de licences nouvelles et différentes, quel sont vos sentiments sur ce qui se passe avec Netscape... la MPL et la NPL... sont-elles vraiment des licences libres? Sont-elles une bonne chose?
RMS : La NPL est une licence de logiciel libre, mais elle présente deux inconvénients. Premièrement, ça ressemble à du copyleft, mais le copyleft est tellement facile a contourner qu'il ne sert pratiquement à rien. Deuxièmement, la NPL et la GPL sont incompatibles. Il est impossible de lier du code sous NPL avec du code sous GPL sans violer la licence de l'une d'entre elles. La raison de l'inefficacité du copyleft de la NPL est qu'il autorise les liens vers des fichiers d'objets propriétaires. Donc, si Tout-Pour-Moi S.A. veut rajouter des extensions propriétaires, il lui suffit de placer tous ses changements dans des fonctions, placer ces fonctions a l'intérieur d'un fichier .o à part, et placer les appels à ces sous fonctions a l'intérieur des fichiers Netscape existants. Ils devront alors rendre les appels a ces fonctions libres, mais cela ne sert pas a grand chose sans les fonctions elles-mêmes.
RL : Et pour la MPL? Est-ce une bonne chose d'avoir une licence incluant une clause pour les licences de brevets?
RMS : Ce que je viens de dire s'applique autant à la MPL qu'à la NPL. Les différences ne sont pas très importantes. La clause brevet me parait être une bonne idée, pour ce qu'elle couvre. J'en tiendrai peut-être compte dans la GPL version 3.
RL : Une question du public... quelques mots pour les utilisateurs de MacOS qui développent du code sous GPL?
RMS : Il n'y a plus de boycott de Apple, mais MacOS est un système d'exploitation propriétaire. Si vous allez écrire des programmes pour MacOS (ou autre OS propriétaire), il vaut mieux écrire des programmes libres, et il vaut mieux utiliser la GPL. Mais un utilisateur de OS propriétaire n'a pas de liberté. Si vous voulez être libre, il faut passer à un système libre... GNU/Linux ou ...BSD.
RL : RMS, pensez-vous que le mouvement du logiciel libre se rapproche au mouvement de droits civiques aux Etats-Unis? Tiennent-ils la même nature d'importance?
RMS : La ségrégation fut un fléau infligé à des millions d'américains. Je ne dirai pas que le logiciel propriétaire soit aussi mal. Mais ça commence peut-être a prendre des allures de 'la guerre contre la drogue': la crainte infligée à tout le monde, et beaucoup de personnes en prison... tout ça pour vouloir partager avec les voisins plutôt que de se soumettre aux Propriétaires. J'espère que ce ne sera pas le cas, mais la 'Guerre Contre le Partage' a déjà été amorcée au Congress.
RL : Comment ça?
RMS: Je vous prie de regarder www.dfc.org et d'appeler quelqu'un sur le House Commerce Committee dès lundi. Il reste juste un peu de temps pour tempérer la législation.
RL : On m'a posé une question sur le 'Digital Millenium Copyright Act' ...y a-t-il un rapport?
RMS : C'est le nom donné par le sénat à leur propre version de cette législation. C'est déjà approuvé par le sénat.
RL : Quelle est la provision la plus néfaste de cette législation?
RMS : Elle autorise aux propriétaires d'écrire leur propre droits d'auteurs. Toute restriction mise en place par cryptographie ou mot de passe est soutenue par la loi, dans le sens ou les outrepasser est illégale. Et tous produits qui aideraient à les outrepasser pourraient aussi être interdits. Il est difficile de dire ce qui se passerait à long terme, [...]
RL : On dirait que ça entraîne le concept de copyright bien au delà de l'intérêt public...?
RMS : [...] mais même les debogueurs pourraient être illégaux. Les législateurs n'évoquent pratiquement plus le 'copyright bargain'. Je suis allé avec d'autres personnes plaider contre les mesures pénales de cette législation auprès de Barney Frank. (Une autre loi proposée, Boucher-Campbell, ne contient pas de sanctions pénales.) Il nous a dit qu'il tenait à avoir de nouvelles sanctions pénales, car 'L'industrie du logiciel est inquiète, l'industrie du cinéma est inquiète, l'industrie de la musique est inquiète...' J'ai demandé, 'Mais est-ce dans l'intérêt public?' Il m'a répondu, 'Pourquoi me parlez-vous d'intérêt public? Ces personnes créatives n'ont pas a abandonner leurs droits pour l'intérêt public!' LUI c'est Barney Frank, Democrat de Massachusetts. Notez qu'il identifie Gates et Eisner en tant que 'personnes créatives' (comme les artistes et les musiciens, je suppose) [...]
RL : Mais on dirait que de toute façon les personnes créatives se font exclure... J'ai toujours pensé que la première personne à profiter de la 'propriété intellectuelle' devait être le créateur, mais il semblerait [...]
RMS : [...] et il a complètement retourné la notion constitutionnelle du droit d'auteur au service de l'intérêt public.
RL : [...] que ceux qui se retrouvent avec les droits de la plupart des travaux (dans le cas des copyright, bien après la mort de l'auteur/artiste) sont les multinationales bureaucratiques.
RMS : Ceux qui tirent profit des droits d'auteur aiment répandre l'idée que le but du copyright est de profiter au possesseur du copyright. Mais c'est présenté à l'envers. D'après la constitution des Etats-Unis, l'objectif est de stimuler le progrès. Du point de vue du public, le bénéfice dû au possesseur des droits d'auteur, c'est le prix qu'on paie pour le progrès.
RL : Mais pour faire cela, ne faut-il pas donner aux gens une prime de motivation? La majeure partie du progrès ne vient-elle pas une fois que le propriétaire du copyright en perd la possession?
RMS : Tout à fait. Le copyright était censé encourager le progrès en fournissant une prime de motivation aux auteurs. Pour le publique, c'est cette prime qui est le prix a payer. A l'époque de la presse typographique, le prix était simplement de l'argent. Et je pense que le progrès qui en a été tiré valait bien ce prix là. Mais maintenant le prix à payer c'est notre liberté. En plus, le mouvement du logiciel libre a démontré que nous ne sommes pas *obligés* de fournir ce genre de prime pour obtenir de bons logiciels.
RL : Il y a un moment, n'avez vous pas écrit une fiction de [...]
RMS : Les privatiseurs du logiciel disent toujours que si on ne leur donne [...]
RL : [...] ce qui pouvait se passer si le droit d'auteur se propageait de façon incontrôlée? Cette histoire est-elle toujours disponible sur le net?
RMS : [...] aucune prise sur nous, on ne peut pas avoir de logiciels. Ils veulent nous donner le sentiment qu'on ne peut pas vivre sans eux et nous devons donc leur donner le pouvoir qu'ils exigent. Mais on n'a pas besoin d'eux. Quand ils disent, 'Abandonnez toutes vos libertés ou cette boite n'écrira plus de programmes pour vous,' je réponds, 'OK, n'en écrivez pas.' L'histoire que vous évoquez est sur www.gnu.org./philosophy/right-to-read.html.
RL : Merci beaucoup, Richard Stallman.
RMS : Je dois y aller, j'ai un train pour partir en soirée. Je ne veux pas passer TOUT mon temps a travailler.
RL : Mes excuses à tous ceux qui ont posé des questions pour lesquelles on n'a pas eu de temps, et merci à tous d'être venus!