Intervention de Véronique Bonnet aux États généraux du numérique libre dans l’éducation et des communs pédagogiques

Véronique Bonnet

Titre : Intervention de Véronique Bonnet - EGN_libre
Intervenante : Véronique Bonnet
Lieu : Intervention enregistrée
Date : 3 novembre 2020
Durée : 19 min 30
Visualiser la vidéo
Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : Véronique Bonnet, Trombinoscope de l'April - Licence, sauf mention contraire, LAL version 1.3 ou ultérieure, CC-BY-SA version 2.0 ou ultérieure et GNU FDL version 1.3 ou ultérieure, en savoir plus.
NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

Bonjour.
Je suis Véronique Bonnet, présidente de l’April. L’April est la principale association francophone de promotion et de défense du logiciel libre, qui est pionnière du logiciel libre en France.
Sur le site de l’April1, qui est april.org, vous allez trouver beaucoup d’informations sur le logiciel libre, vous allez trouver aussi le suivi de ce qu’on appelle la veille institutionnelle. Il va y avoir aussi beaucoup de documents de sensibilisation et, parmi ceux-ci, vous allez trouver un éditorial2, que j’ai écrit en septembre dernier, qui est intitulé « Code is Education ». C’est de lui dont je vais vous parler maintenant.
En mars dernier, au moment du premier confinement, les enseignants — il se trouve que je suis professeur de philosophie en classe préparatoire — ont dû très rapidement remédier à l’impossibilité d’être en face de leurs élèves par des outils informatiques. C’est vrai que nous étions dans l’urgence et peut-être y a-t-il eu, par moment, le choix de qui était le plus immédiatement disponible et, bien sûr, s’est posée la question, se pose la question : à quelle informatique confier ce travail de nous adresser à des élèves, à des étudiants, sans qu’il y ait pour eux des effets préjudiciables ?
Il se trouve que Richard Stallman3, qui est la figure tutélaire et l’initiateur de la grande aventure du logiciel libre, a écrit ce qu’on appelle la philosophie GNU et, dans cette philosophie GNU, il y a un texte qui s’appelle « L’importance de ne pas accoutumer à une informatique de la subordination », qui a dans son titre une nécessaire référence au logiciel libre dans le registre éducatif. Pourquoi ? Parce qu’il lui semble qu’accoutumer des élèves, des étudiants, à une soumission, à des logiciels qui siphonnent leurs données c’est nécessairement instaurer une forme d’atteinte aux futurs humains qui auront à être autonomes, à choisir, à partager, à décider.
Avant d’arriver à ce texte, je vais d’abord passer par des références à deux juristes, ensuite je ferai une proposition.
Le premier juriste est Lawrence Lessig4 qui a écrit dans le Harvard Magazine, en janvier 2000, un texte s’appelant « Code is Law »]5. Ce texte6 se trouve très facilement en ligne. Dans ces paragraphes, il fait souvent référence à une méfiance que nous devons avoir. La loi n’est pas simplement une loi qui émanerait des institutions, qui émanerait des États, elle peut aussi émaner d’une architecture informatique particulière. Et en ce sens, le code peut faire la loi. La manière dont est codée telle plateforme, tel espace d’expression en ligne, peut avoir des effets sur ce que nous faisons.
Je lis ici un paragraphe de « Code is Law » de Lawrence Lessig : « Ce code ou cette architecture définit la manière dont nous vivons le cyberespace. Il détermine s’il est facile ou non de protéger sa vie privée ou de censurer la parole. Il détermine si l’accès à l’information est global ou sécurisé. »
Ayant exposé cette perspective, Lawrence Lessig énonce ensuite une inquiétude qui est la sienne : « Le code du cyberespace est en train de changer. Le cyberespace est un lieu qui protège l’anonymat, la liberté d’expression et l’autonomie des individus. Or, il est en train de devenir un lieu qui rend l’anonymat plus difficile, l’expression moins libre et fait de l’autonomie individuelle l’apanage des seuls experts. »
Quel est l’argumentaire qui est développé par Lawrence Lessig pour étayer son inquiétude ? Il montre que les protocoles d’échange des données entre des réseaux connectés auraient dû, étant donné la manière dont ils sont nés, garantir un anonymat ou, en tout cas, une logique de ce qu’il appelle la « moindre révélation », c’est-à-dire une architecture qui permettrait à un utilisateur de garder pour lui ce qu’il souhaite garder pour lui, ne révélant de lui-même que ce qui est requis pour faire fonctionner une plateforme.
Or, il se trouve que ces protocoles sont, selon lui, progressivement remplacés par une autre logique qui est « une carte pour tout ». Une carte pour tout c’est très clair. Il y a des moteurs qui agrègent des données dans cette nouvelle architecture et, d’une certaine façon, les usagers deviennent comme des documents eux-mêmes. Ils sont documentés, on sait tout d’eux sans qu’ils puissent s’y opposer.
Je rappelle que ce texte est de 2000, déjà en 2000 il y avait cette crainte de la part de Lessig.
Il se trouve qu’un autre juriste qui s’appelle Lionel Maurel7, Calimaq, juriste et documentaliste, en 2014, donne raison à Lessig concernant la crainte qu’il avait exposée 14 ans et Lionel Maurel fait l’hypothèse que « Code is Law » s’est renversé, très rapidement, en une autre forme, un autre processus qui serait « Law is Code »8. Il s’en explique. Il se trouve que certains principes du droit, par exemple le droit d’auteur, peuvent être transcrits en langage machine et interprétés automatiquement par les algorithmes. Je lis Lionel Maurel : « Faite à l’origine pour être interprétée et appliquée par des humains, la loi aujourd’hui se machinise. Elle peut entrer dans le code. » Donc si elle se machinise, s’il n’y a plus d’humains pour arbitrer certaines connexions pertinentes ou non, respectueuses ou non, il y a une altération de l’équilibre des libertés.

À partir de ces deux références, je vais donc me permettre une analogie. Pourquoi dire « Code is Education » ? — là je reprends le « Code is Law » de Lessig — parce qu’il se trouve qu’une certaine architecture logicielle peut être propice à une éducation émancipatrice. En effet si l’étudiant, si l’élève peut exécuter, peut étudier, améliorer, partager ce qu’il opère dans une certaine architecture logicielle qui est celle du logiciel libre, alors ceci peut l’ouvrir aux valeurs humaines les plus hautes, à l’éthique la plus haute.
Donc il serait, me semble-t-il, préjudiciable de transformer ce « Code is Education » en fonction de l’architecture logicielle, alors l’éducation sera véritablement une éducation ou pourra amener l’usager à renoncer à certaines formes d’autonomie, certains principes, il serait préjudiciable que « Code is Education » devienne simplement « Education is Code ». Pourquoi ? Parce que ça voudrait dire qu’à partir du moment où on fait intervenir un logiciel, à partir du moment où on a recours à une plateforme, alors, de toute façon, ceux-ci sont éducatifs au sens où l’élève ou l’étudiant en tirera toujours quelque chose. Or tel n’est pas le cas. Il y a un risque à confier l’acte éducatif qui est émancipateur à n’importe quel informatique, à n’importe quel support, qui pourrait par exemple être porteur de dispositifs de siphonnage de données, qui pourrait faire intervenir des couches logicielles intrusives à l’insu de celui, en construction, qui en ferait usage.

Dans un premier temps, pourquoi dans l’informatique libre, dire « Code is Education » ? Parce qu’il se trouve que les idéaux, il se trouve que l’architecture de codage du logiciel libre se trouve en eux-mêmes à forte teneur éducative.

Je reviens à ce que j’ai annoncé tout à l’heure. J’ai parlé d’un article de Richard Stallman portant différentes propositions dans différents paragraphes. Son titre global est « Pourquoi les écoles devraient utiliser exclusivement du logiciel libre »9. Dans un premier temps je vais lire deux phrases introductives de ce texte : « L’école a une mission sociale, celle de former les élèves à être citoyens d’une société forte, capable, indépendante, solidaire et libre. Enseigner un programme non libre revient à implanter la dépendance qui est contraire à la mission de l’école. »
Je m’arrête quelques instants pour faire part à ceux de vous qui ne sont pas familiers avec le logiciel libre ce qui caractérise un programme libre. Il faut qu’il corresponde à quatre libertés, qu'il rende possibles quatre libertés : exécuter le programme, étudier le programme pour éventuellement le modifier, copier le programme, distribuer des copies modifiées ou non modifiées.
Vous voyez que par ces quatre libertés, l’élève, l’étudiant a en main, s’il souhaite regarder comment fonctionne ce qui est support de savoir et de savoir-faire pour lui, il peut en faire un usage éclairé, un usage autonome, alors qu’un programme privateur et là je reviens au texte de Richard Stallman que je lis : « Un programme privateur rejette cette soif de connaissance », il dit « le savoir est un secret ; apprendre est interdit. » Alors que, bien évidemment, l’architecture logicielle libre donne de l’appétit pour apprendre et des ailes. Je cite à nouveau : « Le logiciel libre encourage tout le monde à apprendre. La communauté du logiciel libre rejette ce culte de la technologie qui maintient le grand public dans l’ignorance de son fonctionnement. On apprend à écrire du code bon et clair en lisant beaucoup de code et en écrivant beaucoup de code. Seul le logiciel libre le permet. »
Il se trouve que dans ce dernier paragraphe, il est fait référence à des classes dans lesquelles on apprend du code. Certes, dans nos lycées, il peut y avoir des cours où on n’apprend pas de code, mais il est important que la plateforme utilisée soit non opaque, soit non intrusive et soit non privatrice pour qu’il y ait un apprentissage de la citoyenneté, du partage, de l’attention aux autres.

Toute informatique n’est pas éducative. Et là on pourrait dire « Education is not Code ». Il est abusif de dire « Education is Code ». En effet, certaines architectures sont opaques, elles siphonnent les données des élèves. Si on veut en appeler à la loi, il se trouve que la plupart du temps elles sont sous législation juridique américaine, ce qui rend les choses très complexes. On ne peut pas s’en remettre à n’importe quelle informatique.

Comme je suis professeure de philosophie, je souhaiterais ici me rappeler d’un texte de Platon qui s’appelle le Protagoras. Dans ce texte qui est comme une pièce de théâtre, vous avez un personnage qui s’appelle Socrate, qui essaye de dissuader un futur élève d’un sophiste qui s’appelle Protagoras. Il essaye de le dissuader de se livrer avec confiance à la parole de n’importe qui. La parole de n’importe qui n’est pas éducative. Le support logiciel de n’importe quelle teneur n’est pas éducatif. Il peut y avoir certaines fréquentions qui sont toxiques.

Qu’est-ce que c’est qu’un sophiste ?, j’ai employé ce terme-là. Un sophiste, dans l’Antiquité grecque, est une personne qui dit qu’elle dispose de tous les savoirs, de tous les savoir-faire et, qu’en plus, elle est puissante au point de transmettre ces savoirs et ces savoir-faire à ceux qui veulent par là être élus, faire une carrière politique, pouvoir subjuguer une foule, quelle que soit l’incohérence des figures qu’elle utilisera pour y arriver. Un sophiste est, en quelque sorte, un marchand de nourriture pour l’âme. Il se trouve que c’est ce que suggère Socrate à cet élève : certaines denrées sont toxiques, certaines nourritures font du mal. On leur fait confiance, on croit que ce sont des remèdes, alors que ce sont des poisons et le texte joue sur ce double sens de pharmakon en grec. On prend parfois pour des remèdes ce qui introduit dans l’esprit de ceux qui leur font confiance certaines atteintes et éventuellement certaines défiances alors même qu’il y a, de la part de celui qui le propose, une certaine tranquillité, ce à quoi il faut faire attention.

Voilà ce que dit le texte que je vais lire, du Protagoras ; « Les paroles on ne peut les emporter dans un vase – ça on peut le faire pour les denrées, pour la nourriture, les paroles qu’on entend de quelqu’un on ne peut pas les emporter dans un vase – il faut le prix payer, loger dans son âme même la science qu’on apprend et s’en aller empoisonné ou conforté ». Effectivement, si les paroles étaient toxiques, une fois qu’on les a logées dans son esprit il est difficile de s’en défaire. Si ces savoirs ne sont pas toxiques, s’ils réconfortent, s’ils confortent, ils peuvent en effet émanciper, ils peuvent en effet aider l’acte éducatif.

Ma conclusion sera donc la suivante.
L’informatique n’est pas une panacée, ça n’est pas un remède à tout, ça n’est pas un support qui ne peut qu’éduquer. L’éducation ne peut pas se fier à n’importe quelle informatique. Un logiciel ne fait pas nécessairement du bien, sous prétexte qu’un élève ou un étudiant apprendra au moins à s’adapter à lui, alors que le logiciel libre, lui, s’adapte à l’utilisateur et non pas l’inverse. L’informatique libre peut donc être une amie prodigieuse et, en ce sens, « Code is Education ».
Je vous remercie de votre attention