Former les citoyens de demain : lettre de l'April à Jean-Michel Fourgous

Le Premier ministre François Fillon a confié en août 2009 au député Jean-Michel Fourgous une « mission de réflexion et de propositions pour la promotion des technologies de l'information et de la communication dans l'enseignement scolaire ».

Le site Localtis.info a publié des extraits de la lettre de mission.

Le député a ouvert un site de la « Mission Fourgous pour les TICE ».

L'April est un observateur particulièrement attentif de l'évolution de l'usage et de l'enseignement de l'informatique dans le système éducatif. L'association a contribué par des commentaires sur les forums du site de la mission. L'April a transmis par courrier au député Jean-Michel Fourgous la synthèse de ses commentaires.

Lire le courrier de l'April à Jean-Michel Fourgous (format PDF).

La lettre :

Monsieur Jean-Michel Fourgous

Député

Paris, le 1er décembre 2009

Objet : contribution de l'April à la mission de réflexion et de propositions pour la promotion des technologies de l'information et de la communication dans l'enseignement scolaire

Monsieur le député,

C'est avec le plus grand intérêt que notre association a pris connaissance de la mission qui vous a été confiée auprès du ministre de l'Éducation nationale et de la Recherche par le Premier ministre.

L'April est l'association nationale de référence pour la promotion et la défense du Logiciel Libre. Elle rassemble plus de 5 000 membres individuels, 271 entreprises (de Thalès à Steria, en passant par des petites sociétés de services en Logiciel Libre), 147 associations (dont la Ligue de l'Enseignement), six adhérents du secteur éducatif et cinq collectivités territoriales. Elle agit depuis 1996 pour la démocratisation et la diffusion du Logiciel Libre et des standards ouverts auprès du grand public, des professionnels et des institutions dans l'espace francophone ; elle contribue depuis treize ans à sensibiliser les responsables politiques et les pouvoirs publics sur les enjeux éthiques, sociaux, économiques et stratégiques du Logiciel Libre.

L'April est un observateur particulièrement attentif de l'évolution de l'usage et de l'enseignement de l'informatique dans le système éducatif.

Nous souhaitons par la présente synthétiser l'ensemble des commentaires que nous avons par ailleurs laissés sur les forums du site http://www.missionfourgous-tice.fr/.

Notre association est, en matière éducative, attachée à la formation d'utilisateurs autonomes, éclairés et responsables. Nous considérons que les logiciels libres constituent, de par la transparence technologique qui les définit et les valeurs de partage qui les fondent, l'un des leviers les plus précieux à la disposition de la communauté enseignante pour l'enseignement à et par l'informatique1.

Les logiciels libres rendent en effet plus aisées, voire tout simplement possibles, des pratiques pédagogiques qui visent à donner aux élèves et étudiants non la capacité d'apprendre comment accomplir une tâche donnée avec un logiciel donné, mais celle de comprendre les mécanismes de traitement de l'information mis en oeuvre par ce logiciel. Cette démarche a pour but de fournir aux élèves des connaissances qu'ils pourront réinvestir non seulement dans la pratique d'un autre logiciel similaire (absolue nécessité compte tenu de l'obsolescence des logiciels), mais aussi et surtout, qui nourriront l'analyse critique qu'ils pourront développer sur les limites et les contraintes posées sur leurs activités chaque fois qu'ils utilisent un ordinateur.

Notre premier souci en matière éducative est donc de solliciter, en préalable indispensable de l'enseignement avec l'informatique, un enseignement de l'informatique en tant que telle.

Idéalement, au plus tard dès le collège et jusqu'au bac, cet enseignement aborderait progressivement les questions de la représentation des données (quel choix de formats de fichier en fonction de quel usage) et des différentes couches logicielles (système, interfaces, logiciels applicatifs et les rapports qu'ils entretiennent) ; puis, sans doute dans un second temps, des principes généraux de l'algorithmique (seuls à même de permettre la compréhension de la notion centrale de processus), des réseaux (là encore quel protocole et pour quel usage, avec quelle sécurité), de leurs usages (techniques et usages des outils collaboratifs) tant dans la sphère privée que professionnelle... Il va de soi que, par son objet même, cet enseignement trouvera à chacune de ses étapes un débouché nécessaire dans l'expérimentation afin d'amener les enfants à relier naturellement outils, usages et théorie.

En tout état de cause, si le souci d'éducation à ce que l'on peut appeler la citoyenneté sur Internet est des plus légitimes, il nous semble clair que cette éducation, pour être pertinente et durable, ne peut être construite que sur les bases solides que nous venons d'évoquer, de la même manière qu'on ne saurait comprendre un texte sans connaître les règles de grammaire du langage employé. Nous ne pouvons donc sur ces questions que nous associer aux demandes et recommandations similaires déjà formulées, par exemple dans le rapport général sur la Stratégie Nationale de Recherche et d'Innovation2 ainsi que par nos confrères de l'association EPI3.

Au-delà de leurs vertus pédagogiques et sociales, cardinales à nos yeux, il est communément admis, et à raison, que les logiciels libres sont également un gage de pérennité des investissements financiers ou humains. Pérennité financière car leur disponibilité n'est en aucun cas dictée par l'agenda marketing et le souci de rentabilité économique d'un éditeur. Conséquemment, pérennité des investissements humains dans la mesure où, associés au respect des standards ouverts, presque consubstantiels aux logiciels libres, cette disponibilité favorise une plus grande implication de leurs utilisateurs, ceux-ci ayant conscience de la durabilité et plus encore de la facilité de partage des documents, notamment pédagogiques, produits grâce à eux.

Les interventions sur le site de la mission (comme sur celui de la mission « E-educ », en son temps) montrent bien combien la demande de formation et d'assistance est forte venant des enseignants. Or les logiciels libres, parce qu'ils favorisent notamment une activité économique basée sur le service (maintenance et formation), et non sur la rente des revenus de licences, sont également mieux à même de permettre le développement d'une activité économique locale plutôt que l'évasion des bénéfices vers des sièges d'entreprises le plus souvent étrangères. Pour le dire de manière ramassée, il est bien évidemment plus profitable d'investir dans la formation des agents et la durabilité des systèmes que dans le paiement de frais de licences. Dans un contexte où les collectivités territoriales auront sans nul doute à s'engager financièrement, il nous semble que cette possibilité de favoriser un tissu économique local ne doit pas être négligée.

Enfin, le logiciel libre est l'incarnation la plus efficace de la société du savoir qui, comme l'ont analysé plusieurs auteurs éminents (l'ancien directeur général de l'Unesco Koïchiro Matsuura4, le prix Nobel d'économie Joseph Stiglitz5...), représente sur le long terme et à un niveau macro-économique une source de croissance économique durable.

Notre second souci est par conséquent d'attirer votre attention sur la nécessité de garantir, dans le cadre de la politique d'équipement des établissement en matériels et logiciels, des conditions de passation des marchés qui ne soient discriminatoires ni pour les logiciels libres, ni pour les sociétés de services en logiciels libres ou les éditeurs de logiciels libres.

Corollairement nous souhaitons également souligner la coïncidence du travail de votre mission avec la publication6 sous l'impulsion du BECTA britannique d'un format de fichier ouvert7 destiné aux applications de type tableau blanc interactif (TBI), format endossé par le projet European Schoolnet dont est membre le MEN. Plusieurs fabricants de TBI ayant accepté de prendre en charge ce format, il nous semblerait naturel que son intégration soit requise dans les appels d'offre à venir.

Aussi enthousiasmants que puissent être les matériels et les logiciels, il n'en reste pas moins vrai que toutes ces technologies n'ont de sens que mises au service de l'acte pédagogique, et non l'inverse. Le rapport publié en décembre 2006 par la SDTICE8 ainsi que les commentaires laissés sur le site de la mission montrent bien aussi que ce recours aux nouvelles technologies ne saurait être placé en tant que tel au centre de la préparation des séquences pédagogiques : c'est que ce travail est un travail de conception dont les traces formalisées, souvent ténues, ne révèlent ni ne reflètent ni le cheminement intellectuel qui a commandé leur production, ni l'usage qui en sera fait en classe.

En revanche, nourri par cette démarche réflexive et la nourrissant à son tour dans un cycle éminemment vertueux, le potentiel collaboratif du réseau Internet a déjà fait naître de nouvelles pratiques de partage de ce travail pédagogique. Un nombre sans cesse croissant d'enseignants utilisent et enrichissent quotidiennement le corpus de ressources pédagogiques disponibles. La conséquence immédiate et observable de ceci est que chaque enseignant n'est plus tenu de réinventer puis de peaufiner la « roue pédagogique », mais est au contraire incité à améliorer et adapter, en un mot à faire fructifier ce que l'on peut considérer dorénavant comme un savoir collectif aux appropriations multiples.

Le projet Sésamath9, qui a obtenu le 3ème prix Hamad Bin Isa Al-Khalifa pour l'utilisation des technologies de l'information et de la communication (TIC) dans l'éducation de l'UNESCO, est tout particulièrement significatif de la puissance de ce principe. Écrits, testés et discutés par de nombreux professeurs de mathématiques en activité, Sésamath propose des cahiers d'exercice de mathématiques de vacances et des manuels d'exercices sous licence libre qui ont d'emblée conquis 15 à 20% des ventes.

Notre troisième souci est, dès lors, d'attirer votre attention sur les blocages institutionnels et/ou juridiques qui se posent autour de ces pratiques, notamment sur le problème des régimes de diffusion de ces ressources pédagogiques créées par des enseignants. Si les réécritures récentes du code de la propriété intellectuelle ont levé tout doute possible quant à la reconnaissance du droit d'auteur des agents de l'état, la rédaction de certains articles laisse planer un doute sur la capacité de ces agents à publier sous une licence de libre diffusion le fruit de leur travaux (particulièrement pour les enseignants du primaire et du secondaire). Ces imprécisions et le manque d'informations juridiques dont disposent les acteurs en bout de chaîne vont jusqu'à provoquer l'apposition, sur certains sites institutionnels, de mentions juridiques contraires aux dispositions législatives en cours.

Nous proposons donc que, tout comme les chercheurs des organismes de recherche sont très fortement encouragés par leur tutelle à diffuser le plus grand nombre possible de leurs publications sur des serveurs en accès ouvert (open archive10), les enseignants soient largement incités à partager leurs travaux en protégeant ceux-ci par l'emploi de licences de libre diffusion du type Creative Commons-By-SA, GNU Free Documentation License ou Licence Art Libre (par exemple), licences qui devraient aussi devenir la norme sur les sites académiques. Il nous semble que les natures très semblables des publications produites par ces deux catégories d'agents (chercheurs et enseignants) appellent à une homogénéisation des régimes juridiques mis en oeuvre. Nous considérons que la généralisation actuelle au sein des organismes de recherche des publications sur archives ouvertes, plusieurs années après les premiers balbutiements11, sont un gage suffisant de la pertinence de ce modèle de diffusion.

Enfin, nous ne saurions terminer ce courrier sans évoquer la situation complètement chaotique engendrée par la loi DADVSI sur la question de l'exception pédagogique.

En dépit des interventions et des pétitions lancées par d'innombrables associations (d'enseignants, d'archivistes, de bibliothécaires, de directeurs de bibliothèque...) cette loi, dont l'objectif premier était la lutte contre le téléchargement illégal de documents numériques sur Internet, a occasionné des dommages collatéraux immenses. En effet, les textes réglementaires et les accords signés par le Ministère de l'Éducation nationale avec les représentants des ayants-droit posent des restrictions si draconiennes et si complexes12 à l'exploitation en cours des documents imprimés qu'il ne saurait en être fait un usage pédagogique réel ni valable sans enfreindre la loi.

Les accords concernant l'utilisation des oeuvres cinématographiques et audiovisuelles et sur l'utilisation des oeuvres musicales étant en cours de reconduction, il nous semblerait opportun de demander que soient pris en considération non seulement l'intérêt des ayants-droit mais aussi les nécessités de l'enseignement, ce dernier n'ayant aucune raison de s'effacer devant le premier. L'équilibre des droits reconnus d'une part aux ayants-droit, d'autre part aux utilisateurs, doit être retrouvé, à tout le moins dans le processus central et fondateur de toute société que constitue son système éducatif.

Nous nous tenons à votre disposition pour vous rencontrer afin de détailler toutes ces propositions.

Vous remerciant de votre attention, je vous prie de croire, Monsieur le député, à l'expression de mes respectueuses salutations.

Benoît SIBAUD Président