Ferdinand Detienne (mai 1993)
Interview de Marc Ferdinand Detienne, né en 1950 en Belgique, décédé le 21 décembre 2010.
Réalisée par Frédéric Couchet en mai 1993 pour le n°5 du journal 'Clair de lune', parution le 10 mai 1993.
Q: Comment avez-vous découvert l'informatique ?
Un peu par hasard, à Jussieu pendant mes études de mathématiques, que j'ai d'ailleurs arrêtées, à cause de l'informatique, en licence. Auparavant j'avais abordé le sujet, mais plutôt côté électronique. Ça a fait tilt à ce moment là, il y a environ 14 ou 15 ans. Et, à l'époque, il n'y avait pas de professeurs d'informatique, tous les gens qui étaient là venaient d'horizons divers et s'étaient improvisés informaticiens. Et puis ça a continué avec notre génération.
Q: Quelles ont été vos expériences professionnelles ?
J'ai travaillé seul, puis avec Caroline Gerrebout, en consultant indépendant. Ensuite j'ai fait les constructeurs en support, en aide sous Unix, je me suis très vite spécialisé sous Unix. Et, à l'époque, il n'y avait personne. J'ai d'abord informatisé une première boite en France sous Unix. Puis je suis devenu support, spécialiste Unix, pour différents constructeurs.
Q: Quel travail ou recherche vous a le plus marqué ?
Je suis passé dans une boite américaine, j'y ai appris à travailler. Ça a été extraordinaire. La productivité était chiffrée chaque mois et, en cas d'échec, on était liquidé. On y apprend vraiment l'efficacité avec les techniques mises à votre disposition. Avant, j'étais un petit travailleur européen et, quand j'en suis sorti, j'étais un travailleur efficace.
Q: Quels sont vos centres d'intérêt en dehors de l'informatique ?
L'informatique me prend beaucoup de temps, mais j'ai bien sûr d'autres centres d'intérêt. Mais aucun principalement. Je suis très intéressé par la philosophie, je travaille beaucoup dessus. Je suis un épistémologue. Et, par ailleurs, je continue les mathématiques quand j'ai le temps.
Q: Décrivez en quelques mots votre jeunesse, et qu'en retenez-vous ?
Mes études m'ont marqué. J'ai d'abord fait latin-grec, et j'en suis très satisfait. Ensuite, j'ai fait sept ans de droit parce que mes parents me l'avaient imposé, alors que ça ne me tentait pas du tout. Je suis docteur en droit public international. Après le droit, j'ai entamé des études de mathématiques à Jussieu. C'est ce que je voulais faire. Voilà, ma jeunesse a surtout été une vie d'étudiant.
Q: Comment passez-vous le reste de votre temps ?
Je lis, je suis en train d'apprendre le piano. Je me suis acheté un piano électronique pour pouvoir travailler la nuit. J'ai aussi découvert la photographie que je ne connaissais pas du tout. Patrick Sinz m'a un peu initié à ça. J'aime bien découvrir de nouveaux domaines.
Q: Quels conseils donneriez-vous aux nouveaux étudiants en informatique ?
A mon avis, il est important de se dire, et ça va aller très vite, qu'être informaticien tout seul ça ne sert à rien. En fait, je ne vois que deux créneaux possibles. Ou bien, tout de suite, l'étudiant se spécialise sur un domaine et devient un spécialiste dans sa branche. Ce que j'ai été jusqu'à aujourd'hui. J'ai été l'un des premiers à me mettre sur Unix. On n'était pas nombreux. Puis on a été cinq, dix ça tenait encore. Maintenant on est peut-être mille, ça ne sert plus à rien de devenir spécialiste Unix. Aussi, il faut savoir évoluer. On ne tient pas un créneau pendant plus de 5 ou 6 ans. Donc, quand on a un créneau il faut savoir préparer le suivant. Ainsi, par exemple, j'ai travaillé le réseau pendant que j'étais sur le kernel. Je suis devenu un bon spécialiste réseau. Maintenant, je prépare ma reconversion dans les interfaces graphiques utilisateurs. Un informaticien doit se recycler tous les 3-4 ans. Un informaticien qui dit 'j'ai fini d'apprendre' est foutu. La deuxième possibilité, c'est d'ajouter systématiquement une deuxième corde à son arc. L'informatique n'est pas une science. Il faut la mettre au même niveau que l'écriture. Tout le monde écrit. Ce que l'on demande à quelqu'un c'est de maîtriser une autre branche, de l'étudier et de l'informatiser. Si tu veux faire de la médecine, il faut un médecin pour faire les programmes, sinon les produits que les informaticiens font seront mauvais. Donc, il faut apprendre un deuxième métier, l'informatique n'en n'est pas un.
Q: Qu'est-ce le projet Vinci ?
C'est un laboratoire et surtout un système d'exploitation, qu'on a commencé à développer, et qui essaie de représenter tout notre savoir-faire en système, en langage et en machine, afin d'éviter les pièges et les aspects imparfaits d'Unix. On a essayé de penser rationnellement, dans un langage objet qu'on a choisi (C++), à quelque chose qui réponde à des problèmes à très long terme. On a réfléchi sur pas mal de solutions et nous sommes arrivés à des conclusions algorithmiques qu'on est en train de mettre dans un noyau que nous considérons être le meilleur au monde.
Q: Pour qui avez-vous une réelle admiration ?
Thompson reste l'être le plus extraordinaire qui soit. Knuth est un type dont il faut absolument apprendre la façon de travailler. C'est affolant de professionnalisme. Mais le plus mythique est Ossanna qui a projeté Unix dans sa vision. C'est un visionnaire alors que Thompson est un excellent et extraordinaire technicien. Ce sont deux choses d'avoir les idées et de les mettre de façon géniale dans le code. En France, le plus extraordinaire est Bertrand Meyer, qui est parti travailler aux USA.
Q: Si on vous dit Microsoft, IBM ... ?
Je ne sais pas ce que c'est. Il y a l'informatique et autre chose. Il y a un monde de fric où les solutions sont plutôt marketing. C'est tout à fait à l'opposé de ce qui se fait à l'université. L'informatique y est certainement moins amusante, mais beaucoup plus sérieuse et, à long terme, toujours gagnante. Je vous garantis que dans 10 ans il n'y aura plus un produit qui ne soit pas universitaire tellement ils deviennent compliqués.
Q: Si vous ne faisiez plus d'informatique ?
J'ai fait beaucoup de boulots dans ma vie. J'ai été plombier à Marseille (BTS de plomberie après mon droit), j'ai fait de l'élevage de chiens, j'ai été bûcheron pendant 2 ans (c'était pas mal), j'ai failli garder les moutons dans l'Atlas. Tous m'ont fait chier au bout de 2 ans. Et, en informatique, assez curieusement, je suis là depuis 14 ans. C'est qu'il doit y avoir quelque chose de spécial. Sur ma machine, j'ai une variété d'activités comme dans la vie courante. Je change de monde à l'intérieur de ma façon de travailler. Je vis en info depuis 14 ans, 11 à 15 heures par jour et je ne m'emmerde pas.
Q: Qu'attendez-vous de vos étudiants en maîtrise ?
J'attends ce qu'on m'a appris mais qu'on n'apprend pas ici. C'est faire un travail universitaire, scientifique. Un travail scientifique doit reposer sur l'ensemble des travaux ayant déjà été faits et ne doit pas reproduire des choses qui existent déjà. Ce doit être une pierre qu'on met au dessus de ce qui existe. Il faut donc commencer par recenser les solutions déjà essayées. Une fois ce travail fait, l'étudiant commence à dire 'je vais faire çà là-dedans' et il apporte sa pierre. Le travail universitaire repose sur des générations. L'étudiant doit essayer de créer. C'est important que le mémoire de maîtrise invente quelque chose, et que ce soit produit par l'étudiant lui-même.
Q: Que pensez-vous du DEUG d'informatique ?
Pour moi c'est quelque chose de très large. A mon avis, il manque une année en DEUG d'informatique. Le DEUG devrait faire moins d'informatique. On devrait plus encore se cultiver en général, sur d'autres sciences. Je pencherais pour un extension vers un DEUG général. Car c'est la dernière fois où l'on peut apprendre des choses qui sont en dehors de sa branche. Et ensuite seulement cibler.
Q: Comment jugez-vous les conditions de travail offertes aux étudiants ?
Elles sont géniales. C'est un phénomène fascinant. Je ne sais pas pourquoi elles sont géniales, personne ne le sait. Les étudiants qui sont produits sont d'une médiocrité crasse dans certains domaines et sont géniaux par ailleurs. Les étudiants de Jussieu qui viennent ici ne tiennent pas quatre mois, ils craquent. Cela tient à un ensemble de circonstances. Et peut-être que les pépins, les conditions de travail (machines plantées ... ) sont aussi des conditions qui font de bons étudiants. Les personnes qui sortent d'ici deviennent toujours des gens indispensables dans leur boulot. Un étudiant qui sort de Jussieu, il faut tout lui expliquer. Un type de Paris 8 a ce qu'on appelle le 'knack'.
Q: Couplage Maths-Info dans le DEUG ?
Le couplage semble intéressant. C'est pas mal d'avoir une pensée qui apprenne à maîtriser les problèmes et à les décomposer. En informatique c'est important. C'est quelque chose que l'informatique n'apporte pas en elle-même. La linguistique me semble fondamentale. Je pense que dans l'informatique fondamentale, les prochaines années seront linguistiques. L'informatique a commencé par le calcul, or, l'ordinateur est un très mauvais calculateur. Aujourd'hui, on commence à parler du traitement de l'information. Et cela implique une sémantique et des outils linguistiques.
Q: Le travail de Stallman ?
Heureusement qu'il est là. Le free access est important. Stallman a créé un mouvement qui est maintenant inéluctable. Les logiciels seront nécessairement tous en free access dans quelques années. Il n'y a pas que Stallman, le MIT a été un foyer puissant pour ça avec X11. Il n'y aura plus de logiciels payants en l'an 2000. Stallman a aussi produit des logiciels qui sont les meilleurs du monde. Donc il y a en plus l'attraction de la qualité. Comme ils sont en free access, tout le monde travaille dessus, les améliore, et donc ils ne peuvent que devenir les meilleurs de monde. A terme, le produit est public. L'idée de Stallman c'est que le produit ne coûte rien mais que le service se paye. Stallman est, en même temps, le consultant le mieux payé du monde. Il se fait payer 90 $ pour 5 minutes de travail. Et il fait le boulot d'une équipe sans doute de 10 personnes pendant 3 mois. Le service ça se paye. Parce que tu peux toujours dire à quelqu'un, voici les source de gcc, vous investissez en temps, en personnes, vous avez le compilateur. Vous ne voulez pas, vous êtes paresseux, je veux bien, mais votre paresse vous me la payez. Stallman vend sa force de travail. Cette philosophie est inattaquable.