« Économie de marché ou société de marché ? »

Carte blanche de Richard Stallman originellement publiée dans 01 Informatique n° 1881 du 17 novembre 2006 (page 26).

Une récente chronique de Viviane Ribeiro parue dans 01 Informatique (n°1866, 30/06/2006) contient plusieurs contre-vérités qui méritent correction. La présidente de l'AFDEL cite en particulier des portions d'une interview ancienne avec Antonin Billet (publiée sur 01Net en 2001) et qui était plein d'erreurs. Quand Madame Ribeiro clame que les partisans du logiciel libre et moi-même serions « contre la société de marché », laissant entendre au passage que nous serions également opposés à l'économie de marché, elle ne fait qu'utiliser un autre raccourci trompeur déjà présent dans l'interview initiale. À la question « Comment les entreprises développant des logiciels libres peuvent-elles vivre de leurs programmes ? », je me souviens avoir répondu en traduisant une phrase entendue dans un discours en anglais de Lionel Jospin, alors Premier Ministre et qui disait «Économie de marché, oui; société de marché, non.» J'ai dit cette phrase en supposant qu'elle serait reproduite telle quelle et que les Français la reconnaîtraient. Mais elle a été mutilée et déplacée dans une autre phrase.

Quant aux entreprises de logiciels libres, je ne me souviens plus des mots exacts, mais je suis sûr que j'ai exprimé mon opinion, qui n'a pas changé depuis. La question posée par M. Billet suggérait deux suppositions fausses, qui sont d'ailleurs reprises par Viviane Ribeiro: d'une part que le logiciel libre doit être développé par des entreprises qui tirent leurs bénéfices de ces mêmes programmes et d'autre part que la rentabilité de telles entreprises est essentielle pour que le système social du logiciel libre fonctionne.

Pour comprendre comment j'ai vraiment répondu à cette question, il faut d'abord saisir que j'ai plutôt cherché à démentir ces deux suppositions. J'ai donc dit que tant qu'il y aura assez de logiciels libres (et il y en a beaucoup), la rentabilité de leur développement est, en soi, une question secondaire. Il y a d'autres chemins de développement et tant qu'elles suffisent, il n'y a aucun problème.

Aujourd'hui, les entreprises françaises du logiciel libre connaissent un grand essor, cumulant environ 10 000 emplois. De toute évidence, le logiciel libre peut être rentable et je suis content qu'il en soit ainsi. Ces entreprises nous donnent plus de logiciels libres, ce qui est bénéfique et en même temps assure leur propre réussite, ce qui ne nous est pas dommageable. Mais c'est une prime, pas essentiel pour notre communauté.

Les institutions qui payent les programmeurs n'ont pas besoin d'être des « boîtes à logiciels ». Beaucoup d'autres institutions existantes peuvent le faire.

Les constructeurs de matériels informatiques voient le besoin de supporter le développement logiciel, même s'ils ne peuvent contrôler l'usage du logiciel. Aujourd'hui, la volonté croissante de se joindre à des consortiums montre qu'ils ont compris que le contrôle du logiciel n'est pas ce qui est vraiment important pour eux.

Les programmeurs qui écrivent des logiciels libres peuvent baser leur revenu sur la vente de services liés au logiciel. J'ai reçu des honoraires pour le portage du compilateur GNU C sur un nouveau matériel et pour faire des extensions d'interfaces utilisateurs pour GNU Emacs. J'ai offert ces améliorations au public, une fois qu'elles ont été réalisées. J'ai aussi été payé pour enseigner le logiciel libre. C'était le début d'une industrie du support du logiciel libre. Elle offre aux utilisateurs des options qui sont généralement indisponibles dans le cas de logiciels propriétaires.

Mais même si le logiciel libre n'était pas rentable, le logiciel devrait être libre quand même. Le logiciel libre est une question de droits de l'Homme, de liberté et de solidarité sociale entre les utilisateurs d'ordinateurs et ce serait une erreur fondamentale que de juger des questions de droits de l'Homme selon la rentabilité des entreprises. C'est en ce sens que «Économie de marché, oui; société de marché, non.»

Copyright 2006 Richard Stallman. La reproduction exacte et la distribution intégrale de cet article est permise sur n'importe quel support d'archivage, pourvu que cette notice soit préservée.