Argumentaire pour reporter la coopération renforcée sur le brevet unitaire après l'avis de la CJUE

En complément d'une lettre ouverte1 envoyée à tous les parlementaires européens2, l'April publie un argumentaire expliquant la nécessité pour le Parlement européen de reporter son vote visant à accepter ou refuser la procédure de coopération renforcée sur le brevet unitaire3 jusqu'à ce que soient rendues les conclusions de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE).

Ce qui est actuellement en cours de débat n'est pas la première tentative de réaliser une juridiction unifiée concernant les litiges en matière de brevets. Le précédent projet sur lequel le Parlement a dû donner son avis était l'EPLA (European Patent and Litigation Agreement, Accord sur le règlement des litiges en matière de brevet européen), qui était est une initiative originaire de l'Office européen des brevets (OEB) prévoyant une juridiction unifiée entre les pays signataires de la Convention sur le brevet européen (CBE) et les États membres de l'Union européenne (UE). L'EPLA a été abandonné pour des raisons de compétence juridique : l'UE n'était pas partie prenante à cet accord alors qu'il empiétait sur des questions pénales faisant partie de l'acquis communautaire.

En 2007, la Commission relance l'idée d'une juridiction unifiée avec l'EEUPC (European and EU Patent Court, Tribunal du brevet européen et de l'UE). Cette fois-ci, et pour répondre aux objections soulevées dans le cadre de l'EPLA, la Commission est directement intégrée dans la proposition : l'UE serait membre de l'EEUPC à part entière et adhérerait à la CBE.

Toutefois, le projet traine depuis 2007, principalement à cause des questions linguistiques. C'est suite à cette difficulté qu'a été lancé le projet de réaliser une coopération renforcée sur le brevet unitaire. Cependant, cette procédure pose d'autres soucis : il est ainsi difficile de voir comment l'UE pourrait être intégrée en tant que telle dans le processus, alors qu'elle agit dans le cadre d'une coopération renforcée, i.e. où tous les États membres ne sont pas partie prenantes.

Mais surtout, cela pose un imbroglio juridique : si la juridiction unifiée telle qu'elle est prévue – et elle reste globalement la même que l'EPLA – était censurée par la CJUE, aucun modèle de rechange n'est prévu et l'on se retrouverait avec une coopération renforcée inutilisable et dont rien de concret ne pourrait aboutir.

En outre, même si personne – pas même les pro-brevets4 – n'envisage que le projet sera validé en l'état, la CJUE pourrait aussi indiquer des solutions aux problèmes qu'elle soulève. En effet, si la CJUE, sans déborder de son rôle qui n'est pas de légiférer, est dans l'incapacité de forcer l'UE à mettre en œuvre telle ou telle solution, elle peut toutefois laisser le législateur choisir entre plusieurs solutions juridiques. Ainsi, les avocats généraux ont indiqué par exemple que l'EEUPC pouvait servir de cour d'appel pour les recours administratifs contre les décisions de l'OEB ou qu'une chambre du Tribunal de l'Union européenne soit utilisée à cet effet.

C'est au final une raison de plus pour attendre la décision de la CJUE, car l'UE ne sait tout simplement pas où elle met les pieds. Deux cas de figure peuvent se présenter :

  • la CJUE enterre la juridiction unifiée, le modèle est intégralement à revoir. Il est délicat pour le Parlement de voter un texte dont il n'a pas la moindre idée de ce qu'il va permettre de créer ;
  • la CJUE propose des corrections au modèle actuellement proposé, qui remettent sans doute beaucoup de choses en question. La coopération renforcée peut alors peut être continuer, mais sur un schéma différent de ce qui était prévu, avec déjà des aménagements à réaliser. Ce n'est pas très cohérent non plus de voter sur un projet qu'on va devoir changer avant même d'envisager une mise en œuvre.

Et dans ces deux cas de figure, il est probable que certains États membres ne soient plus d'accord avec le schéma proposé pour la coopération renforcée : ils risquent alors de la bloquer, ou tout simplement de s'en retirer — comme le Royaume Uni a déjà promis de le faire5.

L'avis de la CJUE changerait sans doute beaucoup de choses : il n'est donc pas très logique de voter sur un projet avant d'en connaître la nature exacte. En outre, si l'on prend en compte le fait que certains États membres comme le Royaume Uni ont déjà annoncé leur volonté de quitter la coopération renforcée si la CJUE venait à bloquer le texte, il est probable que d'autres États membres s'interrogent également sur une remise en cause de leur participation à la coopération renforcée. En bref, on se retrouverait à nouveau avec une situation juridiquement très complexe, avec une coopération renforcée qui ne correspond déjà plus à ce qui a été voté et discuté au parlement quelques jours auparavant !

Attendre l'avis de la CJUE, c'est donc avoir un minimum de visibilité sur ce qui pourrait se passer ensuite – sur le schéma envisageable et sur les États membres qui y prendront part.

On peut même argumenter que c'est un gain de temps, car cela évite ensuite d'avoir à se sortir de la situation ingérable dans laquelle le Parlement européen, la Commission et les États de la coopération renforcée se seraient mis.

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