[lemonde.fr] Le livre au pays des écrans

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L'édition est-elle à l'aube d'une révolution ? Une nouvelle génération d'appareils électroniques prétend faire de nous des lecteurs sans papier. Nous avons rencontré des adeptes du livre numérique, et testé ce nouveau mode de lecture.
Tout est parti d'un pari stupide et moderne à la fois : lire Guerre et Paix sur un téléphone portable ou sur un assistant personnel (PDA). Stupide, car lorsqu'on apprend à nager, on ne traverse pas la Manche dès le premier jour. Moderne, car de plus en plus de personnes lisent des romans et des essais sur des objets électroniques de tailles diverses (ordinateurs, PDA, téléphones…). Surtout visible au Japon et aux Etats-Unis, le phénomène ne devrait pas tarder à gagner du terrain avec le développement d'une nouvelle génération d'appareils : les lecteurs portables dotés d'encre électronique, à l'image du Kindle lancé par Amazon fin 2007. De la taille d'un demi-livre de poche, cet ordinateur connecté en permanence à Internet offre la possibilité de télécharger directement des livres numérisés – appelés e-books – selon le même principe que la vente de musique en ligne. Si sa distribution est pour le moment cantonnée aux Etats-Unis, elle prélude à une vaste guerre commerciale entre fabricants.
Promis à la dématérialisation, le livre est-il à l'aube d'une révolution comparable à celle qui vit le codex remplacer le rouleau ? Cette question en suppose quantité d'autres : quel sera le modèle économique du nouveau système d'édition et de distribution qui sera mis en place ? Comment rendre compatibles les différents formats existants (PDF, Mobipocket, ePub…) avec ces nouveaux périphériques de lecture ? Qu'adviendra-t-il des libraires ? Sans oublier l'aspect qui est peut-être le plus important de ce marché naissant : quel accueil vont lui réserver les lecteurs, qu'ils soient amateurs de littérature, fans de mangas ou dévoreurs de journaux ? En d'autres termes, comment lit-on sans papier ?
Le Monde 2 a rencontré des adeptes (français) de ces nouvelles pratiques de lecture sur écran. Pratiques qu'il a également testées. Mais pas en commençant par Tolstoï… Le plus simple, pour débuter, est d'utiliser ce que l'on a sous la main, à savoir un ordinateur portable. Le nôtre n'a rien d'exceptionnel, sinon qu'il est petit (12 pouces) – pas aussi petit qu'un livre traditionnel certes, mais suffisamment maniable et léger pour être trimballé du fauteuil au canapé et du canapé jusqu'au lit, comme un bon vieux bouquin. Reste maintenant à trouver de quoi lire. En français si possible et… gratuitement, car pas question de se lancer dans une nouvelle expérience numérique en déboursant quoi que ce soit. Une navigation rapide sur Internet nous conduit sur Ebooksgratuits.com. Animé par une centaine de bénévoles férus de technologie et de littérature, ce site met en libre accès des livres entièrement numérisés.
A l'inverse des ouvrages scannés (et uniquement scannés) en mode image que propose principalement Google, dans son programme de numérisation de millions de livres, les textes que l'on trouve sur Ebooksgratuits.com ont été 'traités' par un logiciel de reconnaissance optique des caractères (OCR), puis relus attentivement par des yeux humains, avant d'être corrigés manuellement. Ô combien fastidieuse, cette chaîne de fabrication explique le peu d'ouvrages disponibles : 1 500, ce qui n'empêche pas ce site d'être l'un des mieux fournis du secteur. S'y trouvent principalement, dans plusieurs formats, des œuvres classiques passées dans le domaine public, soit soixante-dix ans après le décès de leur auteur.
JULES VERNE EN VERSION RÉTRO-ÉCLAIRÉE
En ce qui nous concerne, le choix est rapide, naturel, évident : va pour un Jules Verne. L'inventeur du roman scientifique d'anticipation aurait adoré l'idée que ses ouvrages puissent être lus un jour par le truchement de circuits électroniques. On opte toutefois pour le PDF d'un roman court : Une ville flottante (1871), en raison d'un léger pressentiment – genre : arriverais-je jusqu'au bout ? Fausse inquiétude… La première sensation est en effet plutôt favorable. Le texte n'a pas grand-chose à envier à une impression traditionnelle. La police choisie (du Georgia) est élégante et le corps (16 points) parfaitement adapté au format choisi. Quelques libertés typographiques ont certes été prises dans le but d'aérer le document – les paragraphes sont ainsi plus espacés que dans un livre papier. Mais que les puristes se rassurent : les guillemets sont bien français et les césures de mots ont été faites dans les règles de l'art. Tout va bien, donc.
Las, pas pour longtemps. Lire sur un écran rétro-éclairé à cristaux liquides (LCD) peut, à la longue, être un supplice pour une paire de globes oculaires normalement constitués. Rien à voir avec une navigation sur le Net, ni même un travail de rédaction. Lire suppose de déchiffrer des caractères, de comprendre un texte, voire de l'interpréter : autant d'actions qu'il est épuisant de répéter avec une lumière en pleine face, comme pour un interrogatoire de police. Votre cornée s'enflamme peu à peu, vos yeux papillonnent, votre cœur sent poindre la nausée… Tout dépend évidemment de la constitution de chacun, mais il paraît difficile de poursuivre l'exercice plus de trente minutes d'affilée, même en diminuant la luminosité.
Dans Une ville flottante, Verne raconte le voyage entre Liverpool et New York d'un paquebot transatlantique, le Great Eastern. A la moindre vague, celui-ci est pris d'un roulis pénible, qui provoque 'un horrible mal de mer, à la fois contagieux et épidémique'. On ne saurait trouver meilleure métaphore… Après la houle, le calme plat. Très plat, même. Aussi plat que cet objet de 8,5 mm d'épaisseur, à peine plus grand qu'un livre de poche (188 mm ¥ 118 mm) et léger comme les cahiers de brouillon de notre enfance (174 g). Il s'appelle le Cybook et il est produit par une PME du 13e arrondissement de Paris, Bookeen. Ici, pas d'écran LCD mais une surface mate composée de millions de microcapsules de couleur noire et blanche. Ce procédé d'encre électronique est la clef de voûte de l'avenir de l'e-book. Une petite dizaine de sociétés dans le monde – dont les géants Amazon et Sony – l'a à ce jour adopté pour fabriquer des tablettes de lecture. Son principal avantage est le confort inégalable qu'il offre à des yeux humains. L'appareil peut être employé des heures entières sans risque pour la rétine, et en pleine lumière, comme un livre normal.
D'un coût de 350 euros, le Cybook n'en reste pas moins un véritable ordinateur. A condition d'utiliser un format de texte dynamique, on peut ainsi grossir la taille des caractères, changer la police ou encore naviguer d'une page à l'autre à l'aide d'un bouton intégré. Last but not least, sa mémoire peut contenir 200 titres et même 10 000 avec une carte SD de 2 Go. Sauf que voilà : il n'y a pas 10 000 ouvrages numérisés sur le marché français. Le catalogue est d'une pauvreté dramatique, tout particulièrement en matière de nouveautés. Les principaux sites de vente en ligne, comme Mobipocket et Numilog, ont beau proposer des titres émanant de maisons reconnues (Gallimard, P.O.L., Phébus, Le Rocher, Le Dilettante…), les références sont peu nombreuses et datent, pour la plupart, d'il y a quelques années. L'édition française a décidé, à l'évidence, de se hâter lentement dans le maquis numérique. Loin, très loin, de son homologue anglo-saxonne, qui propose déjà des e-books par dizaines de milliers…
UN HÉRISSON À L'ENCRE ÉLECTRONIQUE
Mais revenons à nos moutons. Ou plutôt : à notre hérisson, puisque la seule ' nouveauté ' qui suscite notre curiosité est en effet L'Elégance du hérisson de Muriel Barbery. Sorti en octobre 2006, ce best-seller de Gallimard a été vendu à près de 700 000 exemplaires. Le lire sur encre numérique et en format Mobipocket fera très chic, se rengorge-t-on. Avant de vite déchanter… Première (mauvaise) surprise : l'ouvrage coûte 19 euros, soit un euro de moins que la version papier. Ce qui fait cher quand on sait qu'il a échappé à la chaîne traditionnelle (impression-distribution-commercialisation). L'addition paraît même encore plus salée lorsque l'on découvre que le document est verrouillé par un système de protection anticopie (DRM) qui empêche de le télécharger sur plus de quatre appareils.
Qu'à cela ne tienne. En voiture pour le Hérisson. Et pour la galère ! Dès la deuxième page, une phrase est rendue incompréhensible par un 'V' capital mis en lieu et place d'un 'l' apostrophe. Un peu plus loin, les deux mots 'mais on' n'en font plus qu'un : ' maison '. Encore plus avant, alors qu'il est question du village fictif de Proust, Combray, celui-ci apparaît au milieu d'une phrase avec une césure : 'Com-bray'. Un doute nous envahit. On se précipite chez le libraire pour feuilleter l'original. Où l'on découvre que les deux voix du roman – celle de la concierge Renée et celle de la petite fille Paloma – ont été retranscrites avec deux polices de caractère différentes – nuance qui n'apparaît pas sur notre fichier dernier cri. C'en est trop. Fin de la lecture. Muriel Barbery ne nous en voudra pas.
LA VIE CONJUGALE SUR IPHONE
Comment poursuivre ce voyage dans le monde de la lecture sur écran sans essayer le joujou dont toute la planète a parlé fin 2007 : l'iPhone d'Apple ? Ce couteau suisse électronique permet – on le sait – de téléphoner, d'envoyer des textos, de photographier, de surfer sur Internet, de consulter les cours de la Bourse en direct, de visionner des vidéos, d'écouter de la musique compressée… Mais, curieusement, pas de lire. Impossible (pour le moment) d'y télécharger des textes numérisés comme le proposent pourtant la plupart des smartphones ou des PDA.
Ne pas croire, pour autant, qu'Apple a renoncé au marché de l'e-book alors qu'Amazon et Sony y sont déjà… En cherchant un peu, on découvre, en fait, que la firme californienne a passé un accord expérimental avec un éditeur français – Pocket – et seulement sur des extraits de livre. Quelques secondes avec un iPhone sur le site de Pocket suffisent ainsi pour avoir accès gratuitement au premier chapitre de quatre romans différents, mais en version Web.
Prenons le premier, Les Charmes discrets de la vie conjugale de Douglas Kennedy. Et regardons-y de près. De très près, même. Myopes, s'abstenir : déchiffrer des caractères en corps 10 sur des lignes de 6,5 cm de long est un plaisir d'entomologiste. L'écran étant ce qu'il est (sa diagonale ne mesure que 3,5 pouces), les pages sont par ailleurs peu fournies en lignes et demandent à être tournées fréquemment. D'où le hic : il faut au moins 3 secondes pour passer de l'une à l'autre page via le réseau GSM d'Orange. Au final, l'utilisateur a l'impression de lire en bégayant, quand il ne s'énerve pas à deviner la suite d'une phrase en suspens. Par exemple : 'L'image respectable de ce Blanc en…' En quoi ? En route pour la gloire ? En phase avec son époque ? En goguette ? '...en veste de tweed et chemise Oxford'.
Mais ce qui trouble le plus n'est pas là. L'iPhone a beau être une merveille de design et de technologie, jamais un appareil de ce type ne reproduira l'émotion sensorielle d'un livre en papier. Comment lire sans pouvoir corner une page, ni caresser son grain, ni l'entendre bruisser quand on la tourne ? Question d'habitude et de génération sans doute, philosophe-t-on à peu de frais lorsque notre œil se trouve être attiré, en haut de l'écran, par une petite icône bien connue : celle d'un caddy. Un clic et nous voilà… sur le site d'Amazon, qui nous propose derechef d'acheter Les Charmes discrets de la vie conjugale en version poche pour 7,13 euros. Un livre, un vrai, avec des feuilles en papier. Soulagement…
A lire Gutenberg 2.0 : le futur du livre, de Lorenzo Soccavo, M21 Editions, 2007, 180 p., 23 €. Lorenzo Soccavo est le créateur de Nouvolivractu, un blog francophone de veille sur les nouveaux appareils et systèmes de lecture.
Frédéric Potet »

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