Analyse détaillée de la circulaire Ayrault sur le bon usage des logiciels libres dans les administrations

Une circulaire signée du Premier ministre Jean-Marc Ayrault, datée du 19 septembre 2012, présente des orientations et des recommandations sur le bon usage des logiciels libres dans l'administration française :

L'April en propose ici une analyse détaillée, qui a été transmise à la direction interministérielle des systèmes d'information et de communication (DISIC).

La circulaire signée par le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, présente officiellement des « orientations pour l'usage des logiciels libres dans l'administration ». Destinée aux services de l'ensemble des ministères, elle a pour objectif de présenter les résultats des travaux des directeurs des systèmes d'information (DSI) des ministères et de la direction interministérielle des systèmes d'information et de communication (DISIC)1, et de demander la mise en place des orientations retenues.

Ce document est donc une bonne nouvelle, avant tout parce que c'est le résultat d'un travail de réflexion de longue date, mené par les administrations elles-mêmes. Si l'importance du Logiciel Libre ne fait pas de doute, il reste important de noter qu'elle est soulignée par les services, dans le cadre d'une réflexion interne. De plus, le texte montre une compréhension fine de ce qu'est le Logiciel Libre, son mode de fonctionnement, son écosystème. La publication par le Premier ministre est enfin un signal politique fort en faveur du Logiciel Libre.

Pour autant, ces bonnes nouvelles ne doivent pas faire oublier quelques points de vigilance. Sur la suite donnée au dossier tout d'abord, l'April s'interroge sur ce qui sera effectivement mis en place dans les administrations. De plus, de nombreux sujets cruciaux pour le logiciel libre ne sont pas abordés. Reste ainsi inquiétante l'absence d'une réelle affirmation de l'usage des standards ouverts par les administrations, ainsi que la révision du référentiel général d'interopérabilité (RGI). Des difficultés auxquelles se heurtent les utilisateurs, développeurs et éditeurs de logiciels libres (DRM, brevets logiciels, informatique déloyale et vente liée) devront enfin être abordées par la suite : si elles ne sont pas l'objet de la circulaire, ce sont des difficultés auxquelles l'administration risque de se heurter lors du développement de son usage du Logiciel Libre.

L'April regrette le manque de considération pour l'accessibilité. Dans le texte d'abord, car aucune mention n'en n'est faite. Dans la forme ensuite, car la circulaire publiée au format .pdf n'est pas la copie d'un document numérique, mais une sotte numérisation d'une version papier de la circulaire. En conséquence, les déficients visuels n'ont pas la possibilité de prendre connaissance de cette circulaire. L'April a toutefois procédé à la retranscription de cette circulaire afin de palier ce manque de vigilance.

Une dernière remarque préliminaire sur le choix de terminologie de la circulaire : on peut regretter l'emploi des mots "propriété intellectuelle", alors même que cette expression est dangereuse, parce qu'elle met dans le même panier de nombreuses notions juridiques — comme le droit d'auteur, le droit des marques, des modèles, des brevets, etc. — qui ne sont pas définies dans les mêmes contextes. Cela tend à faire croire que ces droits ont des fondements et des objectifs identiques, alors qu'il n'en est rien : par exemple, si les logiciels libres sont basés sur le droit d'auteur, cela n'empêche pas les brevets logiciels de leur être nuisibles2.

L'April espère donc que cette circulaire est une première étape vers une politique globale en faveur du logiciel libre, avec des actions concrètes sur l'ensemble des difficultés qui verrouillent actuellement son plein développement… Un exemple pourrait être celle mise en place par l'Italie, mais d'autres versions sont également possibles.

Un document important pour le libre, résultat d'un travail sur la durée et qui propose des pistes de réflexions intéressantes

La reconnaissance du Logiciel Libre

Les fondamentaux du Logiciel Libre sont présents et rappelés : les quatre libertés tout comme le fonctionnement du modèle économique sont présentés dans les détails. De même, l'analyse des avantages du logiciel libre, tout comme la notion de fork et l'importance des communautés y figurent en bonne place.

Si les auteurs remarquent que l'usage de logiciels libre n'est soumis à aucune redevance sur les licences, ils rappellent opportunément que libre n'est en rien synonyme de gratuit. Leur proposition de distribuer une partie des « coûts de licences évités » aux communautés montre qu'ils ont parfaitement conscience de la nécessité de rémunérer le travail effectué sur les logiciels libres.

Reste cependant à noter que le document se concentre sur les économies d'échelle rendues possibles par les logiciels libres, et donc sur les marchés de gros volumes souvent inaccessibles pour les petites sociétés de services.

Des pistes d'action intéressantes

La circulaire définit 8 lignes d'action :

  • Instaurer une convergence effective sur des souches de logiciels libres
  • Activer un réseau d'expertise sur les souches de convergence
  • Améliorer le support des logiciels libres dans un contexte économique contrôlé
  • Contribuer de manière concertée sur des souches choisies
  • Suivre les grandes communautés
  • Déployer des alternatives crédibles et opérationnelles aux grandes solutions des éditeurs
  • Tracer l'usage et ses effets
  • Développer la culture d'usage des licences libres dans les développements de SI publics.

La reconnaissance d'un travail pré-existant par les groupes de travail internes

Quatre groupes sont identifiés dans la circulaire :

  • mimO
  • mimOG
  • mimBD
  • mimOS

Les différents groupes de travail ont été mis en place entre 2005 (MimO), 2010 (Mimog), et 2011 (MimOS et MimBD). Cette circulaire est donc la valorisation de leurs travaux menés en faveur du logiciel libre et de l'interopérabilité. On peut espérer que la publication de la circulaire encouragera de nouvelles administrations à rejoindre ces groupes de travail et les services à suivre leurs recommandations.

Sur les méthodes de travail enfin, on peut noter une volonté claire de s'affranchir de toute influence extérieure et de mener un travail purement interne à l'administration. Les groupes de travail, ainsi que l'équipe dite « noyau » (l'instance de pilotage, de définition des orientations et des choix au niveau interministériel) est composée exclusivement de représentants ministériels.

De même, des « journées du logiciel libre » seront organisées, mais seront également réservées aux agents du service public afin d'y garder une « parole libre ».

Une première étape. Quelle suite ? Pistes et suggestions d'amélioration

Les standards ouverts, sujet tabou ?

La circulaire n'aborde que trop brièvement la question des standards ouverts. Rappelons qu'un standard ouvert est un protocole ou format de données dont les spécifications techniques sont publiques et ne peuvent faire l'objet d'aucune restriction de mise en œuvre.

Publié en 2009, le référentiel général d'interopérabilité (RGI) entretenait une confusion entre formats ouverts et formats fermés, se révélant au final contre-productive3. Aujourd'hui, la circulaire tend à prolonger cet imbroglio, en évoquant des formats « suffisamment ouverts ».

Or, l'ouverture des formats ne saurait être partielle. L'incomplétude des spécifications techniques d'un standard ou les risques juridiques qui pèsent sur les auteurs et utilisateurs de logiciels l'implémentant suffisent chacune à rendre ce standard fermé de fait. Même si le texte demande « l'association systématique à tout format préconisé (notamment dans le référentiel général d'interopérabilité), d'une implémentation de référence en logiciel libre », il est regrettable que le texte ne mentionne pas la nécessité de revoir le RGI, par exemple en établissant des règles favorisant clairement l'usage des formats ouverts comme le suggérait en 2011 François Fillon, alors Premier ministre.

Le passage de la volonté politique à des actions concrètes ?

Alors qu'avec le logiciel libre « la simplicité de gestion, la réduction des coûts et la commodité de réutilisation sont évidentes »; alors que le logiciel libre apporte une « transparence accrue » dans la politique de sécurité des systèmes d'information; alors que « le logiciel libre permet une réelle mise en concurrence » lors de l'achat de services ; les mesures concrètes pour promouvoir le logiciel libre dans l'administration ne sont pas présentes dans cette circulaire, et devront donc faire l'objet de textes ultérieurs.

Parmi les réalisations concrètes qui pourraient être mises en oeuvre, l'April suggère notamment :

  • lors d'un appel d'offre portant sur la fourniture ou le développement d'un logiciel, exiger que celui-ci, ainsi que toutes ses dépendances, soient transmis sous une licence libre ;
  • mettre en place la migration progressive de l'ensemble du parc informatique de l'État et des Collectivités vers les logiciels libres, afin de garantir leur indépendance vis-à-vis des éditeurs de logiciel ;
  • préparer une révision du RGI pour bannir définitivement l'usage de formats dont les spécifications n'ont pas été publiées intégralement ou qui présentent un risque juridique. Le RGI doit notamment interdire l'usage du format OOXML et promouvoir Open Document Format (ODF) utilisé par de nombreuses suites bureautiques (Apache OpenOffice, LibreOffice, KOffice, AbiWord, etc.).
  • une nouvelle loi permettant d'imposer, dans la mesure du possible, l'usage des standards ouverts, des logiciels libres et de la production de logiciels libres par l'administration, les collectivités territoriales et les établissements publics.

Enfin, un dernier angle d'action pourrait être l'éducation, sur la place donnée aux logiciel libre dans l'éducation. L'enseignement de l'informatique en tant que science, les logiciels, la gestion de l'informatique pédagogique ou administrative, la mutualisation sont en effet des thèmes cruciaux pour le logiciel libre, et qui exigeraient la mise en place de politiques concrètes au niveau du ministère et dans les académies.

Si ce texte est un signal fort, il reste que la volonté politique doit suivre pour assurer un réel développement du logiciel libre dans l'administration, et ne pas se limiter à un simple effet d'annonce. Ainsi, menacer de recouvrer son indépendance informatique au moyen du logiciel libre ne doit surtout par devenir pour le Premier Ministre un moyen de tirer vers le bas le prix des licences payées par l'État, mais bien de mettre en place de telles solutions, de manière efficace. L'annonce que le logiciel libre doit désormais être envisagé à égalité avec le logiciel propriétaire est à cet égard révélatrice : il s'agit déjà de donner une chance au logiciel libre, mais une politique plus favorable aux libertés doit s'ensuivre.

La circulaire mentionne que « Aujourd'hui, le choix du logiciel libre dans l'administration n'est pas un engagement idéologique, mais le fruit d'un choix raisonné. ». Pourtant, si les deux démarches ne sont pas nécessairement incompatibles, le choix du logiciel libre ne peut pas être qu'un choix raisonné. Richard Stallman, un des pères fondateurs du Logiciel Libre, le définit comme étant "liberté, égalité, fraternité". Le logiciel libre est avant tout un choix politique et un choix de société , qu'il reste désormais à traduire en actions concrètes.